Notre quatrième jour est le plus chargé du séjour, avec six monastères à visiter et divers rebondissements au programme. Je le relaterai en deux récits distincts.
Avant même le lever du soleil, Ivonig et moi faisons les cents-pas dans le belvédère placé à la sortie du monastère, dans l’attente du minibus qui part tous les jours en direction de Karyès à 6h45. Il doit desservir notre prochain objectif, le monastère de Karakallou, que nous nous refusons à rallier à pied depuis celui de la Grande Laure, le seul chemin conduisant de l’un à l’autre étant une route carrossable sans intérêt, édifiée sur le tracé de l’ancien sentier.
Une autre raison nous pousse à tronquer notre boucle: c’est aujourd’hui que nous devons renouveler notre diamonitorion, et les informations que nous avons recueilli concordent sur le fait qu’on ne peut le faire qu’à Karyès, dans un office du siège gouvernemental qui ferme à midi. Le bus étant censé nous déposer vers 8h au monastère de Karakallou, nous aurons quatre heures pour le visiter, ainsi que celui, proche, de Philotheou, et nous rendre de ce dernier au village de Karyès, situé à presque trois heures de marche. Un programme un peu trop ambitieux! Même en nous rendant directement en bus à Karakallou, nous ne savons pas si nous pouvons le réaliser. Et même si nous atteignons Karyès dans les temps, nous ne sommes pas sûr de trouver l’office ouvert, car des Autrichiens rencontrés au skite de Prodromos ont cru se souvenir qu’il est fermé le lundi.
Le Bulgare francophone à qui nous confions nos spéculations sur le sujet l’avant-veille avait tenté de nous rassurer en nous affirmant que toute cette histoire de diamonitorion était inutile, que personne ne vérifiait sa validité une fois sur l’île et qu’on pouvait dormir dans n’importe quel monastère sans l’avoir à jour. Notre expérience allait dans son sens, puisqu’on ne nous l’avait demandé, ni à Dionysiou, ni à la Grande Laure. Me fiant au Bulgare, j’avais alors suggéré à Ivonig de ne pas passer à l’office et de nous rendre directement, du monastère de Philotheou à celui d’Iviron en sautant le village de Karyès et le monastère de Koutloumousiou implanté à sa bordure; ainsi n’aurions-nous même pas eu besoin de prendre le minibus, dont l’existence n’était alors pour nous qu’une rumeur.
Ivonig avait refusé ma proposition ; il doutait des assertions du Bulgare. A raison, car notre diamonitirion a été scrupuleusement vérifié dans les trois derniers monastères où nous avons dormi, notamment à Esphigmenou, où trois moines l’ont ausculté successivement! Pour mon frère, il nous fallait concilier deux objectifs: visiter tous les monastères sur notre route ET arriver à Karyès avant midi, en espérant que les Autrichiens se trompent. C’est dans cette optique que nous grimpons, à la lumière du soleil levant, dans le minibus bondé de pèlerins.
L’attente du minibus
Deux des trois Bulgares, devant le belvédère où nous patientons
Le troisième Bulgare; le seul des trois qui soit en pèlerinage
Les alentours du belvédère
Le minibus
Le véhicule nous semble mettre une éternité à rallier le monastère de Karakallou. Quand enfin il nous dépose à ses abords, nous oublions quelques minutes nos préoccupations, tant le site est enchanteur.
L’extérieur du monastère de Karakallou
Le monastère depuis l’arrêt du minibus
Son entrée est en réparation
Ivonig pose devant le monastère
Les appartements des pèlerins
De tous les monastères que j’ai visité, j’ai un faible pour celui-ci, pour son aspect compact et cohérent, pour son état impeccable, qui contraste avec le délabrement relatif de la Grande Laure, pour le fronton en pierre de son katholikon et pour sa façade intérieure, dotée de quelques curiosités architecturales.
L’intérieur du monastère de Karakallou
La tour principale
La petite cour
La façade nord…
…gros plan sur ses curiosités architecurales
Sur celle-ci est marqué: “Ici demeurent la Grèce et la Macédoine”
Le katholikon
Un arbre incrusté dans le pavé, comme à Koutloumousiou ou Esphigmenou
Détail d’une fresque murale
Nous avons contemplé plus que de mesure le monastère de Karakallou; c’est au petit trot que nous rallions celui de Philotheou, sur un vieux chemin pavé intact. A peine franchissons nous le porche d’entrée qu’un vieux moine se présente à nous et nous propose de découvrir le katholikon du monastère. Oubliant notre agenda, nous le suivons bien volontiers et avons droit à une visite guidée de l’église, la seule dont nous pourrons admirer les façades intérieures hors d’un office.
Le monastère de Philotheou
Le kalderimi menant à Philotheou
Le toit en lauze d’une cabane perdue dans la forêt
Le porche d’entrée du monastère de Philotheou
Une fontaine près de l’entrée
Au cours de la visite, l’ancêtre nous renseigne en détail sur l’histoire du monastère, dans un jargon mélangeant allègrement le français, l’anglais et le grec. De digression en digression, il passe de l’histoire à la théologie, et tout en nous ramenant vers l’entrée, il se met à exposer, en prosélyte avisé, les divergences doctrinales sur le concept de trinité entre l’orthodoxie et le catholicisme, qu’il suppose être notre confession.
Nous avons passé une petite heure dans le monastère; atteindre Karyès à la marche avant midi est dorénavant mission impossible. Lorsque le moine achève sa démonstration théologique, nous lui demandons s’il connaitrait un moyen de nous y transporter. A ce moment, un groupe nous dépasse, mené par un moine qui rumine dans sa barbe, l’air bougon. Notre guide l’alpague; démarre une vive discussion, au terme de laquelle il nous informe que l’autre moine part à Karyès avec deux pèlerins à bord d’une camionette militaire, qu’il n’y a pas de place pour nous à l’avant mais qu’on peut embarquer dans l’espace de chargement à l’arrière.
Nous y pénétrons sans nous faire prier et nous asseyons sur un rebord inconfortable. La route en terre vers Karyès est tellement défoncée qu’elle rend le trajet très remuant. Il nous est impossible de rester assis. Non seulement nous prenons de plein fouet chacune des secousses que les aspérités de la piste font éprouver à la camionnette, mais nous devons en plus gérer quelques bouteilles de gaz posées dans un coin, lâchement liées entre elle par une corde. Elle subissent plus encore que nous les chocs répétés et vacillent en tout sens, au point qu’une odeur de gaz de plus en plus pregnante s’en dégage. Pas vraiment rassurant! Mon frère lutte tout le voyage pour tenter, en vain, de les stabiliser, pendant que je spécule sur leur explosion imminente.
Ivonig gérant les bouteilles de gaz
Contrairement à mes sombres prévisions, nous arrivons en un morceau à Karyès, une demi-heure avant l’échéance. Nous remercions le moine indifférent et fonçons vers les bâtiments gouvernementaux. En bas à droite de la façade se trouve l’office. Les Autrichiens avaient de bons souvenirs: la petite fenêtre derrière laquelle est censé se tenir l’officier renouvelant le diamonitirion est close. Je toque dessus; un homme à l’intérieur nous fait signe que l’endroit est fermé. Il finit par l’ouvrir mais ne semble pas prêt à nous aider. Devant notre insistance, il nous demande d’où nous venons; quand il apprend que nous avons gravi deux jours plus tôt le mont Athos, sa mine irritée devient admirative. Il s’empare de nos diamonitirions, fait un aller-retour dans l’arrière-salle et nous les rend renouvelés, non pas seulement pour 4 jours mais carrément pour deux semaines!
Notre principal souci est réglé; il en reste un second. Il nous a en effet été impossible de joindre le monastère de Pantocrator, où nous comptons dormir ce soir. Nous tentons une dernière fois de le contacter, sans succès. Tant pis! Nous nous restaurons dans l’une deux deux tavernes du bourg et entamons notre route vers le prochain monastère, celui de Koutloumousiou.
Le village de Karyès
Arrivé au village, je pose devant la camionnette
La place centrale du village, où se trouvent deux tavernes
Le Protaton, église centrale du village
Le siège du gouvernement; en bas à droite, l’office des pèlerins
A l’orée du village, je demande à un moine de nous orienter. Il reconnaît mon accent, me répond en français et entame la discussion. Nous faisons ainsi connaissance du frère Jacques, un ancien prêtre catholique français, qui vit en ermite près de Philotheou, et passe en ville faire quelques courses. Dans un verbe truculent, ce moine charismatique nous raconte diverses anecdotes sur les vertus et les vices de ses frères.
Lorsqu’il apprend que nous cherchons à joindre la communauté de Pantocrator, il s’arrête soudain de causer et bondit en avant vers le siège gouvernemental, nous enjoignant à y retourner à sa suite. En route, il nous explique que cinq émissaires représentant chacun l’un des cinq groupes de monastères tiennent en ce moment même une réunion hebdomadaire à l’étage du bâtiment et que l’un d’entre eux, le frère Théophile, vit dans celui de Pantocrator.
Précédé du frère Jacques, nous pénétrons dans le bâtiment gouvernemental. Il nous emmène à l’étage, malgré la réticence des deux gardes présents, et quelques minutes plus tard, alors que nous patientons sur un banc, cinq moines sortent de la pièce adjacente. Le frère Jacques salue l’un d’entre eux et l’amène à nous.
C’est son ami, le frère Théophile, un ancien doctorant de la Sorbonne qui maîtrise parfaitement le français. Visage angélique, regard enfantin, gestuelle légère, voix douce: nous voilà en face du moine le plus fascinant que nous avons rencontré durant le séjour. Il s’enquiert avec attention de notre sort, promet de nous réserver une couche à Pantocrator et nous y donne rendez-vous le soir même.
Après les remerciements d’usage, nous repartons sur notre route avec le frère Jacques. Ce dernier nous accompagne jusqu’à avoir atteint sa voiture. Avant de nous quitter, il nous gratifie d’un prêche émouvant, qu’il veut moins orthodoxe que plus généralement chrétien. Il vante la portée symbolique de nos efforts, magnifiée par le fait que nous les ayons entrepris entre frères de sang, nous enjoint à rechercher par nous-mêmes la voie du Christ, quelle que soit la confession où la voie personnelle qui nous y amènera, nous bénit l’un puis l’autre et s’eclipse.
Les scènes marquantes vécues dans la matinée, dont le prêche saisissant du frère Jacques constitue l’apogée, nous plongent dans nos réflexions personnelles, et c’est en silence que nous reprenons notre marche. Il nous faut pourtant cesser de rêvasser et revenir à des considérations plus matérielles. En effet, si nous voulons être accueilli correctement à Pantocrator, nous devons arriver avant l’office vespéral; or le monastère situé à plusieurs heures de marche, et trois autres monastères jalonnent notre route, dont la visite sera sans nul doute chronophage. Il n’y a plus un instant à perdre!