Une fois de plus, Ivonig et moi nous levons de bonne heure, de sorte à arriver au plus vite au monastère ou nous avons prévu de faire halte ce soir, celui d’Esphigmenou. Au vu de sa très particulière situation, notre entreprise est incertaine.
En effet, les moines d’Esphigmenou sont en conflit avec ceux des 19 autres monastères depuis les années 1960, époque à laquelle ils ont rompu toute relation avec le patriarche de Constantinople, l’autorité suprême du mont Athos. Ils lui reprochaient son rapprochement avec le Pape, et continuent depuis de désapprouver les tendances œcuméniques de ses successeurs, en rupture avec la tradition orthodoxe.
L’évacuation des moines schismatiques, décidée par le gouvernement monastique au début du XXIème siècle, n’a jamais été appliquée. Leur communauté est resté implantée à Esphigmenou, mais dans un état d’isolement proche de l’autarcie, qui la prive de subventions extérieures et la contraint à combler par elle-même ses besoins, ou avec l’aide de fidèles bénévoles.
Cette situation explique l’impossibilité de joindre le monastère de l’extérieur. Ayant appelé le numéro de téléphone indiqué sur internet avant notre départ, j’étais tombé sur un moine de Karyès; il m’avait vivement déconseillé de me rendre à Esphigmenou, traitant ses occupants de fanatiques et d’aliénés.
De même, depuis le début de notre voyage, tous les moines à qui nous avions confié notre volonté de dormir là-bas nous avaient désapprouvé, y compris le frère Théophile. Certains jugeaient même l’entreprise dangereuse, surtout pour des non-orthodoxes. Le plus mesuré était le frère Jacques, qui décrivaient cependant les moines d’Esphigmenou comme sales et hirsutes. Loin de nous dissuader, ces divers avertissements aiguisaient notre curiosité.
Il fallait cependant prendre nos précautions. C’est pourquoi nous décidons de partir dès le petit matin. Ainsi, si l’on nous refuse l’accès au monastère d’Esphigmenou, pour non-orthodoxie, par absence de place ou pour une autre raison, nous aurons du temps pour prolonger la marche jusqu’au suivant, celui d’Hilandar, et y négocier deux lits pour la nuit.
Ce départ précoce implique que nous nous privions de participer au repas du matin servi au monastère de Pantocrator. Ce fut déjà le cas à Dionysiou et la Grande Laure; nous ne le savons pas encore, mais ce sera le cas jusqu’à notre départ. Nous n’avions pas prévu de si peu profiter de la nourriture des monastères, et n’avons pas emporté énormément de semoule. Nos réserves sont réduites; craignant d’en manquer les deux derniers jours, nous préférons jeûner et ne mangerons pas de la journée, en espérant profiter d’un copieux dîner au monastère d’Esphigmenou.
Nous partons ainsi, le ventre vide, sans savoir ce qui nous attendra au terme de notre route. A mi-distance se trouve le deuxième monastère que nous souhaitons visiter aujourd’hui, celui de Vatopedi. Le chemin qui y mène est le moins intéressant du séjour. Il se résume, sur ses deux premiers tiers, à une suite de routes carrossables qui permettent de franchir les hautes collines séparant les deux monastères Ce n’est que dans la longue descente finale qu’apparaissent enfin quelques sections de l’ancien chemin pavé.
Entre Pantocrator et Vatopedi
Dernier coup d’oeil sur le monastère de Pantocrator
L’aqueduc du monastère
Le skite du Profitis Ilias, une dépendance du monastère de Pantocrator
Une des rares portions restantes du vieux kalderimi
Paysage aux abords de Vatopedi
Le monastère de Vatopedi fait penser à celui d’Iviron; par sa situation d’abord, niché qu’il est dans une clairière plate bordant la mer; par sa structure ensuite, avec ses murailles massives formant une vaste enceinte plus ou moins rectangulaire. Nous en achevons le tour devant le porche d’entrée, au-dessus duquel surgissent les parties supérieures d’édifices aussi luxuriants qu’hétérogènes.
L’arrivée au monastère de Vatopedi
Première vue du monastère
Le sud de l’enceinte
La tour formant l’arête sud-est de la muraille
La façade est de l’enceinte
Le belvédère faisant face à l’entrée
Le porche d’entrée; sur les côtés, des lances aux couleurs du mont Athos et de la Grèce
Détail des fresques peintes sous la coupole du porche
Le plan de Vatopedi et des vallées alentour affiché dans l’entrée
Si Vatopedi n’est que le deuxième monastère dans la hiérarchie de la République monastique, il en est largement le plus visité, notamment pour ses reliques et son musée, apparemment le plus riche du mont Athos. Nous y croisons autant de pèlerins que dans tous les autres monastères réunis. Ils font la queue devant l’entrée, où leurs diamonitirions sont contrôlés, même s’ils ne comptent pas y séjourner; ils visitent les chapelles de la cour en groupes gérés par des guides; ils dorment dans de vastes bâtiments qui s’apparentent à des hôtels. C’est la seule fois du séjour que nous aurons l’impression de visiter un site touristique classique.
Il faut dire que, sur le plan architectural, le monastère vaut le détour. Émaillées de longues cheminées en brique rouge, ses murailles sont les plus épaisses que nous avons observé dans la péninsule; elles soutiennent de petits immeubles d’habitation. La vaste cour intérieure, légèrement inclinée et intégralement pavée, abrite comme celle de la Grande Laure un petit village, avec plusieurs chapelles. Parmi elles, le katholikon, entouré d’un portique dont les murs sont intégralement peints.
A l’intérieur du monastère de Vatopedi
La cour intérieure: au centre, le clocher; à sa gauche, le katholikon.
La cour intérieure vue du chemin de ronde; à gauche, le réfectoire; au second plan, le katholikon et le clocher
Vue sur le chemin de ronde et les cheminées typiques de Vatopedi
Le réfectoire
Le katholikon, entouré d’un portique peint
Détail des peintures couvrant les murs du portique
L’entrée du katholikon
L’archontariki
A la suite du monastère, nous visitons son arsanas, puis nous lançons vers Esphigmenou, toujours à jeun. Assez banal au départ, le sentier que nous empruntons gagne en beauté à mesure que nous nous enfonçons dans la nature. Nous savourons tout particulièrement la grosse montée finale. Tout du long, elle s’effectue sur un chemin pavé intact, qui démarre en sous-bois, en surgit progressivement et se prolonge sur un promontoire qui surplombe la canopée, nous offrant un ample panorama sur les collines alentour. Une fois au sommet, nous apercevons au loin le monastère d’Esphigmenou, qu’on rejoint par une piste finale moins exaltante.
Le beau chemin entre Vatopedi et Esphigmenou
La voie pavée qui mène à l’arsanas de Vatopedi
L’arsanas
Vue rétrospective sur le monastère de Vatopedi
Le début, en sous-bois, de la plus belle section pavée
Nous surgissons progressivement de la forêt
Un passage en balcon, au-dessus de la canopée
Le chemin pavé monte toujours en pente douce
C’est un bel ouvrage de maçonnerie
La vallée où se terre le monastère d’Esphigmenou, dont on aperçoit ici les toitures
Dès les abords du monastère, nous voyons un moine travailler dans un atelier bordant la route. Nous croiserons par la suite des moines-artisans, d’autres réparant la toiture du katholikon sans aucune protection. A l’heure du repas, lorsque des dizaines d’entre eux se masseront devant l’entrée du réfectoire, on constatera que leurs soutanes sont couvertes de terres. Ce sont bien des travailleurs, qui mettent la main à la pâte pour faire fonctionner un monastère vers lequel n’affluent pas les subventions des fidèles et du patriarcat.
Ainsi se confirme l’une des rumeurs que nous avons entendu sur la communauté d’Esphigmenou. Reste à savoir l’accueil qu’elle va nous réserver.
Comme nous l’espérions, nous sommes reçu avec le sourire. Après avoir vérifié nos diamonitirions, l’archontarion nous informe qu’en tant que non-orthodoxe, nous sommes astreints à dormir dans une chambre spécifique et n’avons pas le droit d’assister aux offices, ce qui inclue les repas en commun concluant ceux du matin et du soir. En conséquence, nous ne pourrons pénétrer dans le réfectoire qu’une fois que les orthodoxes auront terminé de manger; les restes du repas seront à notre disposition. Nous acceptons bien volontiers ces conditions et sommes conduit dans notre chambre, dotée de grandes fenêtres avec vue sur la mer.
Le monastère d’Esphigmenou
Vue d’ensemble du monastère
Le monastère vue depuis la jetée de son port
Un moine-artisan travaillant dans un atelier bordant le monastère
Le katholikon, dont des moines réparaient plus tôt la toiture, sans aucune sécurité
Notre chambre donnant sur la mer Egée
Durant toute la soirée, nous allons pouvoir constater la rusticité du mode de vie des moines d’Esphigmenou. Ne disposant pas d’électricité, ils utilisent des lampes à huile; celle qui éclairera notre chambre durant la nuit lui donnera une ambiance et une odeur fascinante. Il n’y a pas non plus d’eau chaude, pas même de système de douche, pour les pèlerins en tout cas. Nous nous contenterons d’un lavage sommaire au robinet.
Enfin et surtout, les moines produisent eux-mêmes leur nourriture et leur vin. Cela se retranscrit dans l’assiette. Jamais de ma vie je n’ai mangé d’aussi bons plats végétariens que ce soir-là. Tout était succulent, la potée de haricots géants, la tourte aux épinards, et plus encore une sorte de tzatziki dont je n’ai pu identifier tous les ingrédients. Quant au vin blanc qui accompagnait ces plats, c’est de loin le meilleur que j’ai pu déguster en Grèce.
Nous savourons d’autant plus ce repas qu’à part un bout de saucisson, nous n’avons rien mangé de la journée. La digestion aidant, il n’est pas difficile de trouver le sommeil; ce n’est pas la luminosité vacillante de la lampe à huile qui le perturbera.