Kea se démarque radicalement des autres îles cycladiques. Sa richesse en eau et ses toits de tuiles rouges pourraient nous amener à la comparer avec Andros, mais elle est bien moins élevée et escarpée que cette dernière ; l’intérieur de l’île, verdoyant et bien conservé, est comme un vaste plateau vallonné oscillant aux alentours des 400 mètres de hauteur, propice à l’agriculture et couvert d’une terre ocre-brune qui donne un cachet unique à ses multiples sentiers. Autre élément distinctif: l’île se situe hors des circuits maritimes touristiques ; elle n’est quasiment reliée qu’à Athènes, et accueille presque uniquement des Grecs. Ces derniers n’ayant pas coutume d’arpenter leur pays à la marche, nous ne croiserons aucun randonneur durant notre séjour.
Nous l’avons segmenté en quatre jours de marche. Nous démarrons à Stavroudaki, un hameau du sud de l’île. Au terme d’un double aller-retour vers les plages de la côte est, nous comptons atteindre la route centrale de Kea, qui nous conduit plein nord vers le kalderimi fameux contournant son point culminant. Doivent suivre un aller-retour vers une troisième plage, un passage dans la capitale de Ioulida, la visite de ses abords et la descente finale vers le port de Korissia. Nous avons prévu de bivouaquer sur les deuxième et troisième plages ; il en ira tout autrement dans la réalité.
L’humeur est maussade le matin de notre débarquement à Kea. Outre le final médiocre de notre trek à Kythnos, nous sommes contrariés à l’idée de devoir nous isoler deux jours complets dans la nature, ce qui implique de nous nourrir essentiellement de pain et de conserves de poisson. Ce menu de base peine à nous sustenter et nous dégoûte même depuis quelques jours. Nous le conservons uniquement parce que nous n’aimons pas utiliser de réchaud et n’avons pas encore découvert la possibilité de cuisiner à l’eau froide la semoule, qui deviendra notre aliment de base dès l’année suivante.
Nous remplissons nos sacs de vivres peu ragoûtants et prenons un taxi pour Stavroudaki. Il nous dépose devant le monopati qui descend vers le site archéologique de Karthea, et dès les premiers mètres, nous retrouvons le sourire, tant ce dernier est pittoresque. La verdure qui le borde nous fait oublier le dénuement total des paysages de Kythnos.
Vers le site archéologique de Karthea
Le début du sentier vers Karthéa
Le plus joli passage du sentier
Sa section finale
Le temple d’Athéna, où ce qu’il en reste
Gros plan sur les ruines du mur antique
A Karthea, plage uniquement accessible à pied, quelques Grecs s’activent autour des ruines du temple d’Athéna. Nous les laissons à leur tâche et repartons par un autre sentier, qui nous conduit vers l’église d’Agios Simeoon. Nous la dépassons et pénétrons dans un petit hameau, au-delà duquel démarre la descente vers la plage d’Agios Filippos, sur un des sentiers les plus enchanteurs des Cyclades. Les bonnes surprises s’enchaînent: un parfait parvis d’église nous attend sur la plage. Plutôt que d’y dresser notre bivouac, nous nous jetons directement à l’eau.
Entre les plages de Karthea et d’Agios Filippos
La montée vers Agios Simeoon
Vue rétrospective sur le site de Karthea
Le magnifique kalderimi conduisant à Agios Filippos
Un champ sur notre route, avec sa réserve d’eau encastrée dans la pierre
Nous nous prélassons depuis une demi-heure dans les eaux chaudes de la Méditerranée quand un paysan juché sur sa mule surgit du chemin. Il part s’activer dans la chapelle et dans la réserve attenante avant de s’asseoir tranquillement sur le banc du parvis, afin de tirer quelques minutes sur sa pipe d’un air méditatif. Nous observons son manège et repérons l’endroit où il dissimule, avant de retourner sur ses pas, la clef de la réserve que nous avions en vain recherché auparavant. Grâce à lui, nous dormirons à l’abri des moustiques !
La plage d’Agios Filippos
La plage et sa chapelle
La chapelle, sur le parvis de laquelle nous souhaitions dormir
Son annexe, dans laquelle nous avons finalement pu sommeiller
La nuit réparatrice nous sera très utile, car la plus longue journée de marche du séjour nous attend. Elle devrait s’achever à la plage de Sikamia, mais nous prolongerons finalement notre vadrouille jusqu’à Ioulida. Partis au petit matin, nous n’y arriverons pas avant la nuit !
La journée débute par une grimpe éreintante ; il s’agit de rejoindre la route par un sentier indiqué sur les cartes, difficile à trouver dans la vallée et dont nous confirmons en même temps l’existence et le fait qu’il est, de bout en bout, obstrué par la végétation. Il est d’autant plus difficile d’y progresser que sa pente est très prononcée. Spécialiste des percées dans la haute végétation, mon frère dirige la manœuvre ; il est en pleine forme !
Peu après avoir débouché sur une piste carrossable, nous découvrons un petit hameau disposant d’une fontaine et d’un lavoir, sans conteste l’endroit le plus pittoresque où nous avons lavé notre linge.
Vers le nord de l’île
Le fond de vallée où nous nous égarons quelques temps
Une rare portion dénuée de végétation du sentier grimpant à la route
Le site où nous avons lavé notre linge
Ivonig s’échinant à en purger la crasse dans le lavoir
Pour relier le parcours accompli dans le sud de l’île et celui qui nous attend au nord, nous devons nous contenter de la route pendant plusieurs kilomètres. Il faut considérer cette section comme un passage au purgatoire avant d’emprunter le kalderimi paradisiaque qui longe élégamment les contreforts du Profitis Ilias, au cœur d’une forêt de chêne. Avec Raymond Verdoolaege, nous considérons cette route byzantine comme la plus belle du genre dans toutes les Cyclades. Elle étend ses largeurs pavées sur plus d’un kilomètre, dont nous profitons pleinement avant de nous restaurer à l’église d’Episkopi.
Un virage du kalderimi
C’est à ce moment que nous entamons une longue section aller-retour vers la plage de Sikamia. En forme olympique durant la montée vers le Profitis Ilias, Ivonig n’avance pas dans la descente ; peut-être n’arrive-t-il plus à digérer nos écœurants sandwichs. Toujours est-il qu’il peste à l’idée de devoir gravir au retour la pente qu’il est en train de dévaler. Je contribue à l’irriter en l’astreignant à remplir seul nos gourdes dans les fontaines que nous croisons régulièrement ; la faute aux énormes et intimidants frelons qui gravitent autour de chaque source d’eau du coin. Mon frère passe outre ; il faut dire qu’il est immunisé, après avoir mis à jour un nid de guêpe grouillant en soulevant machinalement une casquette oubliée sur un panneau de balisage.
Sur les hauteurs de Kea
L’église d’Episkopi
Un monopati forestier caractéristique de Kea
Paysage rural tout aussi typique de l’île
Ivonig affrontant les frelons pour nous ravitailler en eau dans une des fontaines de Kea
Nous comptions passer la nuit à Sikamia, mais l’endroit ne nous convainc pas. Mon frère préfère entamer dès à présent l’ascension vers Ioulida. La baignade a été salvatrice, car son ras-le-bol physique semble oublié. Il imprime un rythme élevé dans les rampes abruptes que nous gravissons, tout en me convaincant d’appeler l’hôtel où nous comptions séjourner la troisième nuit, de sorte à décaler notre passage au soir-même. Je parviens à les joindre et obtient la modification. A l’annonce de la bonne nouvelle, il accélère la marche, galvanisé à l’idée de dormir au chaud et de manger au restaurant.
L’aller retour vers la plage de Sikamia
Nous descendons dans une forêt…
…qui se dégarnit…
…et laisse place à des pentes finales arides
La remontée abrupte débute sur un sentier vague…
…qui est bientôt nettement délimité par des murets
Il faut d’autant plus nous activer que la nuit tombe. Nous n’y voyons plus grand chose dans les dernières portions du sentier et progressons à la lumière des lampadaires dans les rues de Ioulida. Le village est un petit labyrinthe construit sur les pentes de la montagne ; nous y errons longuement, non sans déplaisir, à la recherche de notre logement, que nous dégotons enfin à l’extérieur dans sa périphérie. Il est grand temps de nous gaver de souvlakis !
Ioulida est un village étalé sur la ligne de crête d’un promontoire surgissant des contreforts du Profitis Ilias. Y sont mêlées petites maisons aux toits de tuiles rouges et vastes demeures et à l’allure néoclassique. C’est comme si la Chora d’Andros (voir ici) avait été transférée en pleine montagne. Les bâtisses imbriquées dans la pente forment un tout homogène admirable, même s’il s’écarte des canons cycladiques. Au réveil, nous avons pu le contempler de différents points de vue ; de notre hôtel, de la bosse parée de moulins qui le surplombe, enfin du sentier en balcon qui en part et continue jusqu’au site du Lion de Kea, une sculpture antique inachevée.
Le village de Ioulida
Vue partielle depuis l’hôtel
Vue partielle depuis le sentier en balcon
Vue panoramique depuis la sculpture du Lion
Le Lion de Kea
Au-delà du Lion commence un monopati, en aussi bon état que ceux des deux jours précédents. Il joint les hauteurs centrales de l’île à sa vallée septentrionale. Il n’y a alors plus d’autre choix que le goudron pour progresser vers l’ouest en direction de la baie de Korissia.
Vers Korissia
Un énième kalderimi bien conservé
Une fontaine sur notre route
Le vallon final avant la route goudronnée
Nous cherchons dans la baie un parvis d’église où dormir à l’abri des regards, et d’échec en échec, poursuivons notre route jusqu’à la pointe la fermant, où se dresse le beau phare d’Agios Nikolaos, qu’un panneau indique être l’œuvre d’un Français et le plus ancien des Cyclades. C’est un lieu parfait pour dresser notre bivouac. Au retour de notre baignade, je préfère rester à jeun plutôt que d’avoir à ingérer mon habituel sandwich ; je jette dans la nature mes sardines à l’huile n’en ai plus jamais mangé depuis.
Le dernier bivouc du séjour, dans le phare d’Agios Nikolaos
Le bivouac
La détresse d’un homme à jeun
Le phare photographié depuis le bateau
Le bateau pour Athènes arrive le lendemain à midi, de l’autre côté de la baie ; aussi comptons-nous profiter d’une grasse matinée bien méritée. Le gardien du phare en décide autrement en nous réveillant au petit matin. Bien qu’il soit conciliant, nous ne souhaitons pas le déranger; c’est à la terrasse d’un bistrot faisant face au débarcadère que nous passons nos dernières heures dans les Cyclades, avec la ferme intention d’y revenir au plus vite, afin de visiter celles des îles de l’archipel qui ont encore échappé à notre vigilance. C’est ce qui sera fait deux ans plus tard, lors de notre seconde traversée des Cyclades, qui sera notre septième, et probablement dernier, voyage cycladique commun (voir ici).