C’est en toute décontraction que je m’élance vers le massif de l’Anaga : je n’ai plus aucune étape imposée, aucun lit réservé contraignant mon agenda, aucun autre impératif que celui d’accomplir en 5 jours les 90 derniers kilomètres de mon parcours ; intervalle largement suffisant qui devrait me laisser le temps, le dernier jour, de faire halte à Santa Cruz de Tenerife avant de rejoindre l’aéroport sud de Tenerife.
Ma première journée dans le massif de l’Anaga est l’occasion de le traverser dans sa largeur jusqu’à Punta del Hidalgo, une ville située à son extrémité nord-ouest, en bord de mer. Les suivantes, je parcourrai les montagnes d’ouest en est, en restant plus ou moins proche de la côte.
En bleu, le parcours accompli le dixième jour (lien openrunner)
Plutôt que de pénétrer dans le massif par un tracé balisé traversant au préalable la banlieue de San Cristobal de la Laguna, je décide de grimper directement sur la suite de collines bordant l’est de la ville. Selon mes cartes, divers chemins permettent de se hisser sur la ligne de crête qu’elles forment, puis de la suivre jusqu’à atteindre le col au-delà duquel on bascule vers les vallées intérieures de l’Anaga.
La réalité este tout autre : si les premières sections de sentier sont bien réelles, d’autres ne le sont pas, et celles qui existent parcourent parfois des parcelles privées que protègent des chiens enragés. Je lutte dans plusieurs hors sentiers, dont l’un assez périlleux, revient deux fois sur mes pas, insiste vainement sur un chemin privé, est finalement stoppé par une barrière grillagée que les aboiements de deux colosses me dissuadent d’enjamber et me voit contraint, après 7 kilomètres d’effort inutile, de redescendre, à travers champs, le versant occidental de la crête afin de rejoindre la route goudronnée.
L’improvisation ratée sur les crêtes de San Cristobal de la Laguna
Le centre-ville historique vu des premières hauteurs
La première piste longeant la crête
San Cristobal de la Laguna
Un des sentiers existants, me faisant transiter entre deux routes goudronnées
La ligne de crête parcourue
Au loin, le col de Cruz del Carmen que je vise
Depuis les crêtes, vue sur le sud-est…
…et le nord-est
Les champs que je traverse pour revenir sur la route principale
Après un bon kilomètre et 150 mètres de dénivelé positif sur l’asphalte, je retrouve un chemin, balisé cette fois, qui m’emmène jusqu’au col de Cruz del Carmen. Un belvédère très prisé des touristes y a été bâti, qui permet d’apprécier un immense panorama sur l’ouest de l’île. Je me restaure dans un des restaurants du coin puis m’enfonce sous un soleil ardent à l’intérieur du massif de l’Anaga.
Immédiatement, les paysages annoncent la couleur : je pénètre dans des montagnes moins hautes que dans les massifs précédents, mais très découpées, très inclinées, qui culminent en pitons rocheux tranchants et enserrent d’étroites vallées couvertes d’une flore compacte. Pas la peine d’entreprendre des marches hors-sentier dans un tel paysage, la végétation et les ravins me stopperont net dans mon élan.
Le sentier en lacets m’amène au creux d’une vallée orientée vers le nord-ouest dans laquelle je m’engage. Progressant sur les côtés d’un ruisseau, j’atteins bientôt Batan de Arriba, un village aux maisons troglodytes, l’une des rares curiosités architecturales de l’île.
L’entrée dans le massif de l’Anaga
Depuis le belvédère, une dernière vue sur l’ouest de l’île ; on devine au fond le sommet du Teide
La vallée où je plonge au-delà du col
Elle se découvre bientôt dans toute son étendue
Les pentes dévalées
Les maisons troglodytiques de Batan de Arriba
La vallée traversée jusque là
Une cascade bordant le village
Dans les hauteurs, d’autres constructions troglodytes
Dans la continuation de la vallée, j’aperçois Batan de Abajo, un village bâti sur les pentes du Roque Milano. Il s’étend du creux du vallon, où sont nichées quelques maisons dans la falaise, jusque dans les hauteurs, en contrebas de mon prochain objectif, un col coincé entre deux pitons rocheux. Ce lieu fascinant est l’un des plus appréciés des randonneurs. Un sentier m’amène en amont des maisons les plus basses du village puis grimpe jusqu’aux plus perchées et accède au col. Près de la place du village, je dépasse une sorte de tyrolienne permettant de faire transiter du matériel par-dessus la vallée ; ce n’est pas la dernière fois que je rencontrerai des systèmes de ce genre.
De Batan de Arriba à Batan de Abajo
Vue sur Batan de Abajo depuis Batan de Arriba
En bas à gauche, le sentier qui me permet d’approcher Batan de Abajo
Les maisons troglodytes en contrebas de Batan de Abajo
La partie inférieure du village
Vue en arrière sur une maison isolée
La partie supérieure du village
L’escalier en pierre me permettant de m’y hisser
La tyrolienne de Batan de Abajo
La vallée d’où je proviens vue du village
Au col bordant le Roque Milano démarre une courte phase de transition en balcon vers une seconde vallée, qui se découvre quand j’atteins le hameau d’El Peladero, niché sous un autre piton rocheux, le Roque de la Barca. Durant toute cette séquence, je subis de terribles bourrasques de vent ; elles manquent de renverser un papy marchant devant moi. Cela ne m’empêche pas de profiter des panoramas impressionnants sur les montagnes alentour et sur la mer visible au loin.
La transition entre le Roque Milano et le Roque de la Barca
Le sentier en balcon soumis aux vents
Une dernière vue rétrospective sur Batan de Abajo…
…et la vallée que j’ai traversé
La mer apparaît à ma droite
L’arrivée à El Peladero, sous le Roque de la Barca
Vue rétrospective sur le Roque Milano ; en bas à droite, le col dont je proviens
Cette superbe phase achevée, j’accélère le rythme, dans le but d’atteindre le village côtier Punta del Hidalgo avant la nuit et d’y repérer un site adéquat pour poser ma tente. Le temps gagné est perdu un peu plus loin, du fait d’une erreur de trajectoire qui m’amène sur une variante plus exigeante du tracé menant au littoral. C’est parti pour quelques grimpettes superflues !
Le soleil se couche quand je croise les premières maisons de Punta del Hidalgo, mettant fin à une descente trop longue à mon goût. Dans le village et ses abords, je ne trouve aucun endroit convenable ; ce n’est qu’un peu plus loin sur mon tracé, dans les premières pentes du Roque Dos Hermanos, entre les buissons d’un terrain en friche, que je trouve une surface peu rocailleuse, relativement plate et suffisamment large pour y disposer mon abri.
Vers Punta del Hidalgo
Le chemin qui m’éloigne d’El Peladero
La dernière vallée de la journée ; Punta del Hidalgo se trouve derrière la bosse centrale de la photo
Le moment où je franchis la bosse ; devant moi, le Boca del Viento
La vallée dont je m’extirpe
Le village côtier de Punta del Hidalgo, à la pointe nord-ouest du massif de l’Anaga
Le Roque Dos Hermanos
Mon bivouac sous le Roque Dos Hermanos
Le vent étant puissant, je plante ma tente dans le même sens que celui qui avait permis de résister à son souffle huit nuits auparavant. Le système a l’air de bien tenir ; j’engouffre ma semoule et me blottit dans mon sac de couchage, prêt à profiter d’une longue nuit de sommeil.
Il n’en sera rien ; pour fêter le passage à la nouvelle année, je vais passer la pire nuit de bivouac de ma vie. Alors que j’attends le sommeil en bouquinant des PDFs et en écoutant des podcasts sur mon smartphone, les vents qui balayent mon champ depuis le vallon que je vais remonter le lendemain redoublent de puissance. J’entends les bourrasques débouler depuis les hauteurs ; quelques secondes après, elles s’abattent sur ma tente, toujours plus vigoureuses. Ayant un mauvais pressentiment, je trouve difficilement le sommeil et ne m’endort qu’après quelques heures de veille.
Une grosse heure plus tard, je suis arraché d’une courte sieste par des claquements de ma toile. La situation a complètement dégénéré : c’est une véritable tempête qui sévit à l’extérieur, avec des vents dépassant les 100km/h, et une bourrasque plus violente que les autres a détendu la corde reliée a la sardine stabilisant le flanc gauche de ma tente. Je la retend, une autre bourrasque la détend, et ainsi de suite. Bientôt, c’est d’autres cordes moins exposées qui se détendent à leur tour, puis deux sardines plantées à moitié dans le sol très rigide qui en sont arrachées.
Je suis parti pour six heures de galère, les efforts pour restructurer mon abri étant constamment réduits à néant par la tempête. Mettant le nez dehors pour en mesurer l’ampleur, je me prends des nuées de sable dans le visage, me remets à l’abri et constate dans la foulée que la poussière a pénétré de tout côté dans la tente à travers la moustiquaire. Toutes mes affaires sont couvertes d’une fine particule, qui gagnera avec les heures en épaisseur.
Peu avant la fin de la nuit, le vent se calme légèrement, pas suffisamment néanmoins pour que je puisse dormir paisiblement. Dès les premières lueurs, je mets toutes mes affaires dans mon sac, déplante la tente comme je peux, l’emporte à l’arrachée et trouve un recoin encaissé à l’abri du vent pour la plier et dépoussiérer mon matériel. En cherchant cet abri naturel, je me rends compte que le champ où j’ai posé ma tente était particulièrement exposé à la tempête ; c’était l’endroit exact où les bourrasques surgissant des cimes du massif déboulaient depuis un tube formé par la vallée . Je paye ce choix catastrophique d’une nuit quasiment blanche que je vais chèrement payer dans les heures qui suivent.