Ceux qui veulent gravir de nuit le sommet du Teide doivent être bien vêtus : le thermomètre du refuge, situé 400 mètres plus bas, indique -7 degrés au compteur. Levé à 4h du matin, je m’élance en premier, lampe sur le crâne, dans des raidillons au revêtement glacé. Ainsi démarre la plus longue journée de marche du séjour.
Le tracé du septième jour de marche (lien openrunner)
A mi-pente, un furieux me rattrape, lancé à bloc vers les cimes. J’ai à peine dépassé le téléphérique que je vois déjà sa lumière luire au sommet. Peu avant, je m’étais arrêté pour ôter ma doudoune. Je n’aurais pas du la mettre en marchant ; elle me fait beaucoup suer et transforme mon torse en une véritable fournaise, même par une température nettement négative.
Il fait encore totalement nuit quand je rejoins l’énervé au sommet, à plus de 3700 mètres de haut. Je remets une doudoune qui me sera précieuse, tant il fait froid sur cette cime balayée par des vents glaciaux. D’autres randonneurs arrivent au compte-goutte. Nous sommes une douzaine à profiter des premières lueurs ; le temps étant nuageux, le panorama sur Tenerife est moins saisissant qu’il doit l’être par beau temps. Presque immédiatement, mes camarades commencent à redescendre, frigorifiés qu’ils sont par le froid et les bourrasques. Des lève-tôt, je serai le seul à tenir jusqu’à ce que le soleil perce à travers les nuages, moment dont profitent également d’autres membres du refuge arrivés plus tardivement.
Du fait du manque de luminosité, les premières photos que je prends avec l’appareil minable acheté à l’arrachée à Los Gigantes sont inutilisables. Dès que deux ou trois d’entre elles me semblent potables, je quitte mon poste d’observation et entame le gros morceau de la journée : une descente interminable vers la vallée de l’Orotava, presque 3000 mètres plus bas.
Sur le sommet du Teide
Le sommet où j’ai patienté une heure et demie
Vue sur le téléphérique et le sud-est de la caldeira de las Canadas depuis le sommet
Vue sur le sud-ouest de la Caldeira
Le téléphérique éclairé par le soleil levant
Le revêtement neigeux du chemin étant glacé et tamisé par les nombreux randonneurs m’ayant précédé, je n’ai aucun mal à redescendre jusqu’au refuge. C’est au-delà que les difficultés s’accumulent. Dans une suite de lacets aussi raides que glissants, je dérape à plusieurs reprises et chute même une fois. Je me demande comment font pour gérer leur équilibre les quelques trailers qui me dépassent au pas de course.
Pour ne pas rechuter, je dois me concentrer pleinement sur le chemin ; mon attention ne se relâche pas avant que j’aie atteint des pentes moins raides, 600 mètres en contrebas du refuge. On est alors censé continuer la descente sur une piste en lacets. Ignorant les panneaux, je préfère couper tout droit hors-sentier. Après 1500 mètres de descente continue depuis le sommet, j’arrive sur un plateau vaguement enneigée s’étendant sur une demi-douzaine de kilomètres.
La descente du Pico del Teide
La descente très technique ; d’autres randonneurs me précèdent, qui ont chuté eux aussi
Vue sur la caldera durant la descente
La fin de la partie la plus difficile, près de la Montana Blanca
Devant moi, un vaste plateau désertique
Vue rétrospective sur le Teide
Ma progression sur le plateau perché à plus de 2000 mètres de haut se fait d’abord en légère descente, puis quasiment à plat, et de nouveau en descente, jusqu’à ce qu’enfin toute trace de neige en disparaisse. Régulièrement, je me retourne pour contempler le Teide, qui se présente à chaque fois sous un jour différent.
La partie enneigé du plateau du Teide
L’arrivée dans le plateau désertique
J’y progresse presque sur du plat…
…puis en descente, la neige s’effaçant alors progressivement
Vue vers le sud durant la dernière phase de descente
Je m’éloigne peu à peu du Teide
Une cime secondaire, la Montana Rajada
Dans les derniers kilomètres du plateau, plats et dénués de neige, on se retrouve dans un décor à cheval entre une steppe russe et un désert mexicain. Après mon effort matinal prolongé, je gambade avec plaisir sur cette portion reposante. Elle me mène à Las Canadas del Teide, village sans saveur où j’échoue après une petite phase d’errance due à la fermeture temporaire de la fin du sentier.
La partie aride du plateau du Teide
Les premiers hectomètres dans le désert
Vue rétrospective sur le Teide ; on voit apparaître la petite bosse en constituant le sommet
Au cœur du désert
Dernière vue sur le Teide et sa petite bosse supérieure, à présent bien distincte
Dans un restaurant de Las Canadas del Teide, j’avale un repas consistant mais plus fade que jamais. Au-delà du village, le désert laisse place à des forêts de conifères.Commence ici le Parque Natural de la Coronoa Forestal, un vaste cercle boisé qui entouré le parc naturel du Teide. Je dois y pénétrer par le sentier de GR traversant l’île, que je rejoins enfin après sept jours de marche sur des chemins secondaires. Je mets une demi-heure à trouver les marques le balisant et m’élance alors dans une descente raide adoucie par l’agréable revêtement du sentier, une épaisse couche d’aiguilles de pins.
Après une heure de marche, je tombe nez à nez avec une citerne pompant une source d’eau. Le tuyau de béton qui en surgit et alimente les zones habitées de la vallée est percé : un point d’eau idéal pour faire ma toilette, après quatre longues journées sans prendre la moindre douche. Je m’asperge longuement le corps à l’aide de ma bouteille d’eau et repars parfaitement propre.
Dans le Parque Natural de la Corona Forestal
L’orée de la forêt
Un sentier typique que j’emprunte cet après-midi là
La citerne que je croise en plein bois
Le tuyau de béton qui en surgit
L’endroit où il est percé
Je n’ai plus qu’un souci en tête, trouver un bivouac acceptable avant la nuit. Dans les prairies qui se substituent temporairement aux bois, je dépasse plusieurs sites adéquats mais préfère prolonger un peu ma marche, et quand enfin je me décide à m’arrêter, il n’y a plus rien de bon aux alentours, le terrain boisé étant constamment en pente. Je marche ainsi plus d’une heure en vain. Après une énième tergiversation dans un abri nommé Cruz de Dornajito, bâtie près d’un lieu saint et protégé par un toit peu hermétique, je localise sur mon smartphone une sorte de parc situé quelques kilomètres plus loin. Le rejoindre demande un dernier effort que j’accomplis en serrant les dents.
Le parc en question, nommé la Caldera, existe en effet, mais il est interdit d’y camper. Plutôt que d’outrepasser l’injonction, je demande à un employé municipal finissant son travail s’il connaît un endroit où poser ma tente. Il m’indique une petite forêt plantée au-dessus du parc, site en effet idéal, où je rejoins un couple de campeurs tchèques qui ont suivi les mêmes indications. Ils m’invitent à leur table, me font partager leur repas chaud et leur vin ; je n’ai que quelques sucreries à leur offrir en retour.
Vers le parc de la Caldera
Les derniers arpents dans la forêt
A la sortie de la forêt, les premières maisons des villages s’étendant jusqu’au littoral
Au loin, la ville côtière de Puerto de la Cruz
Je constate avec étonnement que les feuillus du coin ont encore leurs feuilles
Le lieu saint Cruz de Dornajito, près duquel j’hésite à bivouaquer
La portion supplémentaire que je m’inflige en direction de la Caldera
Le couple de tchèques avec qui je dîne
La nuit est glaciale et pluvieuse ; les Tchèques la sentiront passer. De mon côté, je dors comme un bébé, épuisé par une des journées de marche les plus difficiles de ma vie : seulement 31 kilomètres et 700 mètres de dénivelé positif, mais presque 2800 mètres de dénivelé négatif, dont la moitié sur des sentes très exigeantes. Je ne me rends pas encore compte que j’ai sérieusement tapé dans mes réserves et qu’il va m’en coûter par la suite.