A travers le Leinster (avril 2016) – 1/5 – de Dublin à Brusher’s gap

La veille du premier jour de marche, malgré le fait d’avoir enchaîné une nuit de travail et une longue journée de voyage sans sommeiller, j’ai du mal à trouver le sommeil, allongé que je suis sur le matelas incommodant d’un lit superposé, dans l’auberge de jeunesse la plus bondée -et donc la plus bruyante- de Dublin. M’endormant au milieu de la nuit, je ne peux me lever aussi tôt que je l’espérais et il est presque 10h du matin lorsque le bus me dépose devant le Marlay Park. Y démarre la Wicklow Way, dont le tracé balisé de 130 kilomètres formera le fil conducteur de mon trek de quatre jours à travers le Leinster.

Le premier jour de marche

Parti en retard, au ralenti dans la pente rude que j’attaque dès la sortie du parc, freiné par un sac d’une douzaine de kilos comptant 2 litres d’eau et 8 repas, alors le plus lourd que j’ai eu à trimbaler, je m’attend à une journée médiocre en terme d’accomplissement physique. L’objectif minimal que je me suis assigné, consistant à bivouaquer dans les alentours de Knockree, me semble largement suffisant. Jamais je n’aurais cru réaliser ce jour-là l’une des plus grosses performances de ma vie de randonneur.

J’ai déjà avalé 6 bornes et grimpé trois cents mètres de dénivelé quand la route carrossable daigne enfin laisser place à un joli sentier. Soucieux de ne pas me laisser en profiter, le ciel se met à m’arroser et continuera de le faire jusqu’à ce que je retrouve la route, quelques kilomètres plus loin. Cela ne m’empêche pas de profiter de la lande sauvage et des panoramas sur les monts alentour.

Dans les landes surplombant Dublin

Le départ de la Wicklow Way, dans Marlay Park

Le moment où le sentier succède à la route

Les premières landes irlandaises

Vue sur Dublin depuis les hauteurs

La fin du sentier… sonnant le départ d’une longue séquence sur des routes

A la sortie du sentier, je ne me doute pas que je n’en arpenterai plus beaucoup de la journée, en dehors d’une longue section allant des cascades de Powerscourt au Lough Tay, un célèbre lac de la région ; cette section s’étendant sur les flancs du mont Djouce est à coup sûr la plus belle de toute la Wicklow Way. Pour le reste, il faudra me contenter, au mieux de voies carrossables gravillonneuses, au pire de routes goudronnées, avec quelques passages très humides à travers champs. Je découvre en même temps un autre élément désagréable de la région, l’aspect artificiel de la plupart des forêts couvrant les monts, que trahissent leurs contours géométriques.

Évoluer sur des routes plutôt que des sentiers recèle tout de même un avantage indéniable, celui de pouvoir marcher à un rythme plus élevé. Je ne m’en prive pas et, profitant d’une forme superbe qui me surprend après mon départ poussif, je trace ma route à toute berzingue, ne m’arrêtant pas même pour casser la croûte. Le bon balisage favorise mon allure. Croyant dégoter un raccourci, je parviens tout de même à m’égarer quelques dizaines de minutes dans un bois près de Knockree.

Après cinq heures de marche, lorsque j’identifie sur la carte la cascade de Powerscourt qui vient d’apparaître à l’horizon, je me rends compte que j’ai dépassé depuis longtemps la colline de Knockree, objectif initial de ma journée. Si je veux comme prévu passer la deuxième nuit dans l’abri de Brusher’s Gap, il me faut stopper illico la marche, afin d’avoir une distance significative à parcourir le lendemain. J’hésite à dresser ma tente dans Powerscourt Paddock, le plateau creusé qui surplombe la cascade, quand une autre alternative surgit dans mon esprit : ne pourrais-je pas atteindre Brusher’s Gap dès ce soir ? L’objectif est tout à fait envisageable: l’abri est à une vingtaine de kilomètres et il reste quatre bonne heures de jour. Il ne me laisse sceptique que parce que j’ai déjà 25 bornes et 1000 mètres de dénivelé dans les jambes. Je tergiverse quelques minutes et m’élance finalement, mi-inquiet, mi-excité par le défi relevé.

Vers la cascade de Powerscourt

La vallée de Brockey

Le retour sur un chemin rocheux après une long enchaînement de routes

Les forêts géométriques qui ternissent le charme des monts irlandais

La cascade de Powerscourt

Le plateau de Powerscourt Paddock où je renonce à bivouaquer

Le tracé qui conduit de Powerscourt Paddock au Lough Tay est la seule section conséquente de la journée, voire de la Wicklow Way, qui emprunte de véritables sentiers, et même de longs passages sur des planches de bois aménagées fendant la tourbe. J’y progresse lentement, ce qui ne calme pas mes doutes quant à la possibilité d’atteindre l’abri que je vise avant la nuit ; je ne me plains pas toutefois, transporté par les superbes panoramas sur les landes montagneuses alentour, que je savoure dans la plus complète solitude. Ce n’est qu’au-delà du lac photogénique de Lough Tay que je retrouve la route, avec quelque retard sur mes prévisions.

Le plus beau passage de la Wicklow Way

Le sentier rocheux qui permet de s’extirper de Powerscourt Paddock

Vue rétrospective sur Powerscourt Paddock

Sur les pentes du mont Djouce

Les fameux chemins en planches de bois permettant de traverser la tourbe

Ils continuent jusqu’au Lough Tay

Le Lough Tay, apogée esthétique de la journée

Il ne me reste que quelques heures de jour pour accomplir la douzaine de kilomètres restante d’ici Brushers’Gap. Malgré la raideur de mes jambes, je force l’allure, avale en vitesse les portions de voie carrossable, traverse en trébuchant parfois deux ou trois champs près de Baltinanima et débouche sur la route menant à Oldbridge. Quelques kilomètres de goudron douloureux pour la plante des pieds me permettent de dépasser le village et d’entamer, en serrant les dents, la dernière montée vers l’abri. J’y déboule après le coucher du soleil, dresse mon bivouac aux dernières lueurs et avale ma semoule en méditant sur l’effort accompli.

L’abri de Brusher’s Gap

Un arbre bordant la route d’Oldbridge, une des rares photos prises durant mon effort final

L’abri de Brusher’s Gap, photographié au réveil

Mon bivouac dans l’abri ; on repère le sac de couchage Cumulus, le sac à dos Kinpu San et les pompes Meindl

Rompu de fatigue, je m’endors immédiatement. Quelques heures plus tard, des bruits étranges interrompent mon sommeil. J’entends des chuchotements, des craquellements de branchettes, de vagues bruits de pas. Crispé dans mon sac, je reste aux aguets. Les bruits persistent ; je n’arrive pas à savoir s’ils sont réels ou le fruit de mon imagination, quand soudain surgit une silhouette dans l’encadrement de l’abri, puis une autre, puis une troisième. Sans même m’avoir repéré, elles continuent leur route, le long du sentier. Une douzaine d’autres les suivent. C’est un groupe d’adultes qui défile sans torche, à la lumière de la lune, en murmurant des chants. Était-ce des jeunes avides de marche nocturne ? Des païens menés par une banshee se préparant à accomplir une cérémonie païenne ? D’étranges créatures issus de la mythologie celtique ? Le sommeil me gagne à nouveau sans m’avoir laissé trancher cette épineuse question.

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