Arrivé à Puerta de Navacerrada après une demi-journée d’effort dans la neige, j’ai une décision importante à prendre.
Une route goudronnée part plein nord vers San Ildefonso, objectif final du trek. En l’empruntant, je mettrais fin à la galère dans laquelle je suis embarqué, mais j’abdiquerais de ce fait un vaste détour à destination de la Pedriza, l’une des plus grosses formations granitiques européennes, détour m’imposant de traverser un massif secondaire de la Sierra de Guadarrama, la Cuenca Alta de Manzanares. Cette partie du tracé est, sur le papier, la plus exaltante du trek ; j’ai du mal à y renoncer. Je sais cependant que m’y engager reviendra à affronter des difficultés plus grandes que celle vécues jusqu’ici. Les montagnes qu’il me faudra gravir, notamment la Cabeza de Hierro Mayor qui m’attendra sur la voie du retour, sont totalement enneigées, comme j’ai pu le constater la veille depuis le belvédère de l’Abantos. Pire encore, l’abri où j’ai prévu de passer la nuit à venir est à plus de 15 kilomètres de Puerta de Navacerrada, alors que j’en ai déjà 25 dans les jambes et que l’après-midi est bien engagé. Si je veux y parvenir, il va me falloir grimper la Bola del Mundo, l’un des principaux sommets de la Sierra de Guadarrama, haut de presque 2300 mètres et intégralement couvert de neige, puis m’enfoncer au creux de la profonde vallée où coule le Manzanares, dont je suppose, à raison, la partie supérieure enfouie sous une épaisse couche de poudreuse. Pour couronner le tout, je suis trempé jusqu’aux os, l’eau ayant depuis longtemps imprégné mes chaussures et surtout mon pantalon, puisque j’ai bêtement oublié de me munir de guêtres.
La voie de la sagesse m’intime l’ordre de bifurquer vers San Ildefonso par la route et de consacrer les jours suivants à une modeste balade en plaine vers et dans Ségovie. C’est d’ailleurs ce que les trois Castillans rencontrés la veille me conseillaient de faire. Je ne peux m’y résoudre et, pris d’un coup de sang en fin de repas, je pars soudainement à l’assaut de la Bola del Mundo, première étape d’un circuit dans la Cuenca Alta qui sera aussi éprouvant que je l’avais présagé.
En bleu, mon détour dans la Cuenca Alta de Manzanares ; en rouge, la route asphaltée menant directement à San Ildefonso
Le versant ouest de la Bola del Mundo est une vaste piste de ski, tamisée mais très pentue. Je préfère le grimper par son arête sud-ouest, sur une pente plus douce dont seule la partie finale est enneigée.
L’ascension de la Bola del Mundo
La partie déneigée de l’ascension ; en haut à droite, les antennes installées au sommet de la Bola del Mundo
A droite, un autre haut sommet de la Sierra de Guadarrama, la Maliciosa
En arrière, le sommet secondaire de la Pena Horcon
L’exigeant segment de marche dans la poudreuse
Vue complète sur l’arête que j’ai gravi, se prolongeant jusqu’à la Pena Pintada
Le faux-plat final
Une infrastructure complètement recouverte de neige
Les antennes de la Bola del Mundo, semblables aux fusées des albums de Tintin
Depuis le sommet, vue sur la Penalara, point culminant de la Sierra de Guadarrama
L’effort qui m’a permis d’avaler les 400 mètres de dénivelé entre la station de ski de la Bola del Mundo a été modéré. J’ai encore de bonnes jambes me sens prêt à avaler les 1300 mètres de dénivelé négatif qui me séparent du Chozo Kindelan, un abri situé tout en bas de la vallée creusée par le ruisseau du Manzanares.
La première partie de la descente est somme toute facile. S’il m’est impossible de suivre le sentier censé longer le cours d’eau, enseveli qu’est ce dernier sous plusieurs mètres de neige, je n’ai qu’à suivre les traces laissées ces derniers jours par les rando-skieurs un peu en amont de sa rive droite. Quand la pente est prononcée, je peux presque courir, la neige épaisse amortissant mes enjambées ; quand elle s’adoucit, je marche à bon rythme, toujours en surplomb du fonds de vallée.
Une première alerte survient après une demi-heure de descente : je dépasse alors un trou d’un mètre de large et trois de profondeur qui laisse apparaître le ruisseau mais surtout, entre lui et le mètre de tapis neigeux, plusieurs poches d’air inquiétantes. Je prends conscience de la lâcheté du revêtement qui défile sous mes pieds. A tout moment, il est susceptible de se dérober à mon passage ; je dois progresser avec prudence et poursuivre ma route à un rythme plus tempéré.
L’entame de la descente de la vallée du Manzanares
Le début de la vallée vue du sommet
La pente prononcée que j’ai dévalé en courant…
…s’aplatit bien vite
Un gros trou en travers du chemin…
…me révèle la faible fiabilité du revêtement
Je continue ma route presque à plat
Vue en arrière sur la Bola del Mundo
Bientôt la verdure commence à se découvrir sur les flancs de la vallée. Je pense avoir atteint l’endroit où la neige va laisser place à un chemin dégagé ; il n’en est rien ! Au contraire, le fonds de vallée restera pendant des kilomètres bouché par plusieurs mètres d’une poudreuse si peu tassée qu’il est, paradoxalement, de plus en plus difficile d’y progresser. Mes bâtons de marche s’enfoncent parfois jusqu’au manche, dévoilant même à deux reprises de petites cavités souterraines où je prie de ne pas voir tout le tapis de neige que je foule au pied s’effondrer. Quand c’est possible, je progresse hors-sentier dans les buissons, en amont du tracé, mais je suis parfois contraint d’y plonger de nouveau, luttant alors dans une neige plus molle que jamais. Dans un segment de cent bons mètres, je m’enfonce à chaque pas jusqu’en haut des cuisses ; dans un autre où il s’agit de franchir le ruisseau, je dérape de deux mètres sur une neige sans consistance et chute lourdement sur un rocher en contrebas.
La lutte au cœur de la vallée
Les pentes du vallons se dégarnissent…
…mais la neige est plus épaisse que jamais en son creux
Une cavité souterraine dévoilée par l’enfoncement d’un de mes bâtons
Un passage où je progresse dans les buissons
Vue en arrière sur la pire section de la descente…
…et sur le rocher où je chute en traversant le ruisseau
Le ruisseau opère plusieurs virages dans la splendide vallée
Un chamois m’observe avec méfiance
Après cinq kilomètres de lutte intense, j’atteins au pont des Manchegos une piste carrossable dégagée. Dans la foulée, je m’engage sur une sente, certes chaotique et obstruée de végétation, mais presque épargnée par la neige ; la galère est terminée ! J’accélère le rythme en profitant enfin sans arrière-pensée de paysages qui me transportent dans les Rocheuses américaines. A l’horizon apparaît bientôt le principal site ayant motivé mon détour par la Cuenca Alta de Manzanares malgré les conditions défavorables : l’impressionnante formation granitique de la Pedriza, dont je dois gravir les cimes dentelées le lendemain. Autre source de jubilation, l’allure dantesque que prend le cours d’eau que je longe : il ruisselle anarchiquement sur d’immenses parois rocheuses inclinées, elle-mêmes coincées entre des falaises de plusieurs centaines de mètres. C’est le sourire aux lèvres que je traverse le pont del Frances concluant cette section.
Du pont de los Manchegos au pont del Frances
Le pont de los Manchegos
Au-delà, la vallée reste partiellement enneigée ; le chemin presque pas
Des paysages à l’américaine
La crête rocheuse de la Pedriza surgit d’entre les arbres
Le ruisseau gagne en majesté…
…jusqu’à s’écouler sur de larges plaques rocheuses…
…sur les flancs desquelles s’élèvent de puissantes falaises
Mon sentier traverse parfois quelque affluent…
…s’infiltre entre les roches…
…et me permet finalement de découvrir la Pedriza dans toute son étendue
Le pont del Frances
Au-delà du second pont, je traverse le site de la Charca Verde, une succession de piscines naturelles dont les rives minérales arborent un panel de couleurs faisant penser à celles de la Côte de granit rose, au nord de la Bretagne.
Autour de la Charca Verde
Le sentier y accédant
L’arrivée sur le site de la Charca Verde
J’y croise, pour la première fois de ma vie, un bouquetin qui fuit les neiges
La plus belle portion du site de la Charca Verde
La rivière de Manzanares finit sa course folle dans le Canto Cochino, un replat de la vallée où affluent plusieurs ruisseaux secondaires.
Canto Cochino
Sur la rive escarpée de l’un de ces affluents est censé se trouver l’abri du Chozo Kindelan. Je ne sais si c’est du à la déficience des informations recueillies sur internet, au manque de lumière ou à mon état d’épuisement avancé après plus de 40 bornes de lutte dans une montagne enneigée, mais je n’ai pas réussi à identifier l’emplacement de ce maudit refuge. Après une heure de vaines recherches, je dois me résoudre à dormir à la belle étoile, ce qui ne devrait pas poser souci, le ciel étant dénué de nuages. Je m’installe sur une aire de repos, près d’une table en pierre où m’attend un repas nocturne amplement mérité.
Le bivouac photographié à l’aube
Je m’endors sans avoir décidé quoi faire de la journée du lendemain. Au petit matin, j’ai affaire à un dilemme aussi cornélien que celui de l’après-midi précédent. Dois-je continuer le trek, ce qui implique de gravir la Pedriza puis de longer toute la crête enneigée de la Cuerda Larga jusqu’à son point culminant, la Cabeza de Hierro Mayor, qu’il me faudra grimper pour basculer ensuite vers la station de Puerto de Cotos ? Si je m’engage dans la Pedriza, il n’y aura plus de retour en arrière possible.
J’ai déjà médité la veille à ce sujet en observant , depuis la Bola del Mundo, la Cabeza de Hierro Mayor, sommet intégralement enneigé paraissant d’autant plus hostile que je n’ai pu y repérer de marques laissées par les rando-skieurs. Y a-t-il seulement moyen de le gravir en suivant les traces de prédécesseurs ou devrais-je, si je me présente à son pied, y improviser ma route, avec l’incertitude et le danger supplémentaire que cela comporte ?
L’autre alternative consiste à abdiquer le trek, repiquer vers la ville voisine de Manzanares El Real, visiter son magnifique château, puis dégoter un bus menant à Ségovie à travers la Sierra de Guadarrama, ou même rentrer à pied à Madrid le long du Manzanares.
En m’endormant, j’étais plutôt d’humeur prudente ; au réveil, d’esprit aventureux, et après avoir de nouveau tergiversé en rangeant ma literie, je m’élance, téméraire, vers les cimes de la Pedriza.
L’ascension douche quelque peu mon enthousiasme. Dans sa première partie, je peine à suivre la trace que j’ai planifié, le chaos rocheux parsemé d’arbustes où je m’engage fourmillant de sentiers secondaires. Bientôt je ne repère plus aucun balisage et avance au hasard, nullement aidé par des cartes opencyclemap toujours aussi sommaires.
A l’assaut de la Pedriza
La Pedriza vue des abords du bivouac
Le premier chaos rocheux
Sa partie supérieure
Un second chaos rocheux
Après quelques centaines de mètres d’ascension, la vue se dégage sur les alentours
Le petit plateau où je prends conscience que je me suis complètement égaré
Dans une clairière facilement identifiable, je mets fin à mon errance en repérant l’endroit où je me trouve sur les cartes. Je me suis nettement éloigné de la zone que je visais, et dois repiquer vers les sommets de la Pedriza par une sente alternative très mal indiquée.
Dans le dédale de la Pedriza
Le tracé s’infiltre entre des roches…
…quand il ne m’oblige pas simplement à progresser dessus
Je me hisse vers une arche immense
La paroi qu’il m’a fallu grimper pour ce faire
Ici ou là, quelques replats terreux où je dérange des chamois…
…tour en profitant des perspectives sur le massif lunaire de la Pedriza
Après avoir longuement divagué dans un labyrinthe minéral vaguement balisé par des cairns et de rares marques jaunâtres effacées, j’entame une section finale verticale s’apparentant purement et simplement à de l’escalade.
L’escalade finale
Une première section corsée
Dans un replat apparaît la crête menaçante de la Cuerda Larga
Une seconde section d’escalade
Vue en arrière sur la paroi gravie
Enfin, j’atteins les hauteurs de la Pedriza !
Arrivé sur la crête, je pars à la recherche du balisage du tracé dont je me suis écarté par erreur au début de l’ascension, et le retrouve enfin au coin d’un rocher.
L’endroit où je retrouve le balisage
De retour sur la trace que j’ai planifié, je jure de ne plus m’en écarter. Ce devrait être simple, puisque je vais passer les 10 prochains kilomètres sur une ligne de crête. De fait, je ne vais plus me perdre d’ici la fin du trek ; c’est d’autres types d’obstacles que je vais affronter.