Avec Noël arrive l’habituel congé imposé par mon patron, que je mets à profit en programmant, pour la quatrième fois de rang, un trek hivernal dans le sud de l’Europe. Après le Portugal, les Canaries et les Baléares, j’ai dans le viseur une région toute aussi clémente et mieux desservie encore par les vols low-cost : l’Andalousie.
J’entends y débouler par Malaga et en repartir par Séville, à peine dix jours plus tard ; reste à planifier, dans l’intervalle, une ou plusieurs boucles au cœur des massifs tapissant la province. La principale chaîne de montagne de l’Andalousie est la célèbre Sierra Nevada, sommet de la péninsule ibérique, que borde la ville de Grenade. En saison, je m’y serais exclusivement consacré ; craignant son enneigement hivernal, je tente de trouver quelque alternative, mais j’y reviens sans cesse, et me décide finalement à y passer tout le séjour.
En général, à partir de novembre, La Sierra Nevada se couvre de neige au-delà des 2000 mètres, et parfois en-dessous. Autant dire qu’il parait impossible, pour un simple randonneur, de franchir en plein hiver son arête principale, dont les cols dépassent tous les 3000 mètres.
Cette limitation m’empêche de réaliser la boucle dont je rêve, avec départ de Grenade, traversées de plusieurs vallées du nord de la Sierra Nevada, franchissement de sa crête principale par le Pico del Cuervo, visite, au sud du massif, des fameux villages des Alpujarras, puis second franchissement par le Pico Mulhacen, son point culminant, plongée vers la partie nord-ouest, moins élevée, plus escarpée et axée autour du dolomitique Cerro del Trevenque, enfin retour à Grenade par les gorges de Monachil. Refroidi par mon expérience castillane d’avril, je joue la modération et me rabats sur un itinéraire plus modeste qui se cantonne au nord et à l’ouest de la Sierra Navada, avec un seul passage en haute altitude, à 2700 mètres, d’autant plus jouable qu’il se situe dans la zone fréquentée de la station de ski.
C’est avec ce projet en tête que je débarque, au matin de Noël, dans la ville de Grenade. La prudence ayant guidé ma préparation cartographique se voit immédiatement confortée par le froid glacial qui m’oppresse à la sortie du bus, et plus encore par les pics couverts de neiges que j’aperçois à l’horizon, que je pense être des sommets secondaires de la Sierra Nevada, alors qu’ils sont en fait ses plus hautes cimes. J’acquière la certitude, à cet instant, qu’il faudra m’en tenir à l’exploration tranquille des versants septentrionaux et occidentaux de la chaîne andalouse.
C’est au soir du deuxième jour de marche, à l’instant où je dresse ma tente dans les hauteurs de Güéjar Sierra, que mon état d’esprit se modifie soudainement. De l’autre côté d’une profonde vallée se dressent les plus hautes pentes de la Sierra Nevada, que je suis censé tutoyer le lendemain, et, surprise, elles sont très peu enneigées, probablement du fait d’un début d’hiver anormalement doux et sec.
Mon esprit est en ébullition : et si je tentais ce franchissement auquel j’avais cru devoir renoncer ? Pourquoi ne pas entreprendre l’ascension du Pico del Cuervo, quitte à rebrousser chemin si la neige rend la sente impraticable ?
La nuit me donne du courage, et au petit matin, après avoir capté internet dans le village de Güéjar Sierra, je me constitue une cartographie bancale des sommets sur opencyclemap et me lance, téméraire, dans un double franchissement de la Sierra Nevada que j’accomplirai sans souci, mais pas sans quelques sueurs froides.
Du fait de ce revirement soudain, je réaliserai un trek radicalement différent de celui que j’avais planifié, comme le montre la carte suivante, où les traces violettes sont les seules conformes à mes prédictions, les rouges symbolisant les itinéraires prévues que je n’ai pas suivi, et les bleues ceux effectués à la place :
J’avais imaginé six petites journées de marche dans la Sierra Nevada et trois journées pour visiter Grenade, Cordoue et Séville. La majoration improvisée de mon itinéraire m’a amené à zapper Cordoue et à consacrer huit grosses journées rien qu’à Grenade et à la Sierra Nevada.
Ma boucle dans la Sierra Nevada (lien openrunner)
Le double franchissement de la Sierra Nevada, la visite, dans l’intervalle, des vallées des Alpujarras et la volonté de ne pas saborder le final autour du Cerro del Trevenque ont occasionné un programme de marche d’autant plus chargé que je disposais, en cette fin du mois de décembre, d’un temps de jour plus que restreint. Il m’aura de ce fait fallu marcher comme un dératé, de l’aube au crépuscule, en ne prenant jamais de pause, au rythme le plus intense auquel je me suis astreint en hiver. En chiffre, cela donne, sur une semaine complète, une moyenne quotidienne de 26km et 1250m de dénivelé positif et négatif, sur des revêtements souvent neigeux ou rocailleux, voire hors sentier dans les buissons, sur une période de 10 petites heures incluant repas, décryptage parfois très laborieux des cartes, prise de photos, et surtout installation et levée du bivouac.
Les conditions de marche ont été rudes : plongé en pleine nature, je n’ai pu me rafraîchir que dans deux bistrots, et en dehors de quelques pâtisseries salées et sucrées glanées à ces deux endroits, ne me suis sustenté que par mes classiques semoules froides, diversement assaisonnées. Fait plus inédit, je n’ai pu, en une grosse semaine, me nettoyer qu’une seule fois, dans les eaux glacées du ruisseau de Trevélez, et si j’y ai lavé mes chaussettes, j’ai eu la flemme d’en faire de même avec mon haut en laine mérinos, que j’ai, pour la première fois, gardé pendant 8 jours, histoire de conserver un rechange propre pour le voyage du retour. Et tant pis pour l’hygiène !
Un des aspects les plus plaisants du trek fut sa structure, cette sorte d’aller-retour progressif, sans coupure, de la grande ville de Grenade, bondée de touristes et d’un patrimoine architectural raffiné, à la solitude complète et austère des cols enneigés de la Sierra Nevada, avec toute une gamme de situations intermédiaires, dans des paysages que je savais grandioses, mais que je ne présageais pas si variés. Ma seule frustration, si l’on excepte les inévitables nuits à rallonge en cette période de l’année, concerne les villages des Alpujarras, ceux-là même qui motivaient la maximisation de mon itinéraire : sans manquer de charme, ils font pâle figure à côté de ceux du même genre que j’ai pu visiter dans les Cyclades. Au final, et ce n’est pas fréquent, je garde un moins bon souvenir des petites cités d’Andalousie que des grosses, même si j’ai largement préféré, parmi ces dernières, Grenade à Séville.