Traversée de Tenerife (décembre 2016) – 0/13 – présentation du voyage

En 2015, durant les vacances de noël, j’avais utilisé les deux semaines de vacances imposées par mon employeur pour entreprendre mon premier voyage européen solitaire, dans le parc naturel portugais de Sintra (voir ici). L’expérience s’avérant concluante, et même fondatrice, je la réitère en 2016, avec cette fois l’ambition d’exploiter à fond les 15 jours à ma disposition.

Mon terrain de jeu doit à la fois se trouver en Europe, zone que j’ai en tête, depuis quelques mois, de sillonner en tout sens, et dans une région où le climat hivernal n’est pas trop froid ni humide, avec les plages nocturnes les plus réduites possibles. Après un rapide tour d’horizon du sud de l’Europe, je me concentre sur les îles méditerranéennes. Depuis la Corse qui m’intéresse en premier lieu, je descends progressivement vers le sud et les jours plus allongés, vers la Sardaigne, la Sicile, les Baléares où je me rendrai finalement l’hiver suivant (voir ici).

De fil en aiguille, je dépasse le détroit de Gibraltar et tombe sur Madère. Bien qu’elle soit attirante, cette île est un peu trop limitée pour un trek de deux semaines, et le coût du voyage est rédhibitoire. Finalement, c’est plus au sud encore que je trouve mon graal : l’île de Tenerife. Plus grande de l’archipel des Canaries, elle n’est pas seulement une gigantesque station balnéaire ; la moitié nord de l’île, apparemment très préservée et partagée entre trois massifs montagneux, semble être un terrain de marche idéal, qui plus est assez vaste pour occuper mes quinze jours. Pour couronner le tout, l’aller-retour depuis Paris est tout à fait abordable.

Après m’être procuré mes billets, j’élabore un tracé en m’inspirant grandement de celui d’un intervenant prolifique du forum de randonner-léger, René94 (tracé consultable ici). Tout comme ce fameux randonneur, je compte enchaîner, dans le même ordre, les trois massifs du Teno, du Teide et de l’Anaga et passer au sommet de l’île, dressé à presque 4000 mètres au-dessus de la mer. A partir de ce sommet, mon parcours se calque presque sur celui qui m’a inspiré, avec, entre autres, la même étape aux deux-tiers du parcours dans l’auberge de jeunesse de San Cristobal de la Laguna et le même village d’arrivé, Igueste de San Andres. René m’édifie aussi sur le plan de la méthode, puisque c’est en concevant le trek de Tenerife que je m’initie, à son exemple, au système de création de parcours d’openrunner, étape décisive dans l’amélioration de mes préparations cartographiques.

Plusieurs éléments distinguent tout de même mon projet de celui de René. L’essentiel tient dans l’idée de réaliser une randonnée continue, sans prendre le moindre bus entre le premier et le dernier jour de marche. Je tiens à partir du niveau de la mer, à l’extrémité occidentale de l’île, et à rallier les rives de la pointe orientale après avoir intégralement traversé à la marche les trois chaînes montagneuses.

Autre différence importante : j’entends éviter de bivouaquer aux abords du sommet, vues les conditions somme toute hivernales qui m’attendent, et préfère passer une nuit dans le refuge d’Altavista, situé quelques centaines de mètres en aval. Lorsque je m’y intéresse, le refuge est complet durant toutes les vacances hivernales. Il ne reste qu’une place, le 27 décembre, probablement une annulation récente. En la réservant, je ne me laisse que six jours pour explorer l’ouest de l’île. Mieux vaut donc zapper les sentiers du sud-ouest, apparemment les moins attirants qu’a arpenté René, et opter pour un départ direct en contrebas du massif du Teno. Je choisis de démarrer mon trek sur la plage de Masca, où je débarquerai en zodiac au matin du 22 décembre. Connaissant mes sites de départ et d’arrivée et la date de ma nuit au sommet, je conçois dans les détails un parcours que j’effectuerai dans ses grandes lignes, si l’on excepte le tour de la Caldera, entreprise excitante qu’un contretemps survenu au quatrième jour de marche (voir ici) a rendu impossible.

Le tracé de ma traversée de Tenerife

Le tracé planifié

Deux cartes du parcours finalement accompli

Je n’ai pas coutume de lister l’équipement que j’utilise, laissant ce hobby à ceux que le blogueur Mayake appelle les ayatollahs de la marche. Je ne le fais ici, à titre exceptionnel, que parce que c’est lors du trek de Tenerife que j’ai globalement finalisé sa composition d’ensemble, avec l’achat d’une doudoune Cumulus Incredilite. J’ai depuis amélioré plein de détails, mais rien d’essentiel, si ce n’est, peut-être, le remplacement de mon matelas autogonflant Therm-a-Rest Prolite small par un matelas gonflant de la même marque, le Neoair regular.


La liste de mon équipement, hors-eau et nourriture

Je m’étendrai dans les récits à venir sur le détail des expériences, positives comme négatives, que j’ai vécu durant ces quinze jours de marche intensive. Je me contenterai ici d’expliquer en quoi ce trek a été pour moi fondateur, en quoi il m’a permis de mettre au clair l’orientation ultérieure que je souhaitais donner à mes pérégrinations.

En premier lieu, j’ai pu prendre clairement conscience de l’état de mes ressources physiques et mentales, tutoyé mes limites, vu dans quelle proportion je peux les repousser. J’ai constaté comme, malgré mes capacités physiques intrinsèques plus que limitées, mes huit années de marche m’avaient transformé. D’une lavette fainéante qu’un escalier de deux étages mettait dans le dur, je suis devenu un randonneur capable d’accomplir, en 13 jours de marche à Tenerife, un parcours de 280 kilomètres avec 14 000 mètres de dénivelé positif cumulé, soit 110 kilomètres et 3000 mètres de dénivelé de plus que le GR20, et ce en bivouaquant presque toutes les nuits. Les deux principales performances de ce périple ont été deux jours consécutifs : le sixième (voir ici), qui m’a vu avaler, pour atteindre le sommet de l’île, 2000 mètres de dénivelé positif sans temps mort, dont un bon tiers sous une épaisse couche de neige, et le septième (voir ici), jour de descente du même sommet, durant lequel j’ai cumulé 2800 mètres de dénivelé négatif, un record que je ne suis pas prêt de battre.

Ceci dit, j’ai clairement pu entrevoir mes limites physiques, notamment lors de ma huitième journée de marche, celle qui a suivi les deux perfs susmentionnées. J’y ai vécu un terrible contrecoup, tout simplement la plus grande lassitude physique de ma vie de randonneur. Ce jour-là, chacun des 1000 mètres de dénivelé que j’ai absorbé a été un calvaire. Autre galère : mon infernal bivouac du dixième jour (voir ici), soldé par une nuit blanche à laquelle a succédé un jour de marche dans un état d’épuisement avancé, presque hallucinatoire. A éviter à tout prix à l’avenir, tout comme le fait de passer systématiquement mes nuits en tente. A Tenerife, j’ai campé dix fois en quinze jours, pour deux bivouacs improvisés et trois nuits payantes. Une proportion trop élevée à mon goût ; depuis lors, lorsque je marche seul au long cours, je privilégie dès que possible les refuges non gardés ou les abris de fortune, l’utilisation d’une tente n’étant qu’une solution de secours.

Sur le plan strictement mental, j’ai pu tester les difficultés qui résultent d’un trop long isolement. Après huit ou neuf journées sans présence humaine durable, j’ai parfois sombré plus profondément dans cette mélancolie qui est en permanence un trait dominant de mon caractère. Une tristesse temporaire dont j’ai appris à réduire la récurrence lors de mes treks ultérieurs, mais qui s’abat encore sur moi de temps en temps, notamment quand je traverse, seul, des zones urbaines après avoir été longuement immergé dans la nature.

Si l’on met de côté l’aspect performance, j’ai tiré un dernier enseignement utile d’un aspect très décevant de Tenerife, sa constante médiocrité architecturale. En visitant nombre de villages sans élégance, j’ai pu sentir à quel point je suis attaché au patrimoine monumental européen, à la vieille pierre, aux chapelles et aux châteaux, et corollaire, à quel point j’aurais du mal à randonner en dehors du Vieux continent, et notamment sur les continents africains, américains et océaniens, si ce n’est dans dans zones purement naturelles. Cela a renforcé ma détermination à restreindre mon champ d’exploration futur à la seule Europe.

Si l’architecture, les villages, les églises, mais aussi la très fade nourriture de l’île m’ont clairement laissé sur ma faim, les paysages traversés m’ont systématiquement sidéré, par leur grandeur, leur étrangeté et plus encore leur diversité : moults gorges dont chacune avait sa couleur ; massifs de toute sorte, des collines aux hautes montagnes, aux silhouettes parfois arrondies, parfois coupées à la serpe, à la végétation parfois dense, parfois éparse mais toujours changeante ; zones volcaniques lunaires, nappées d’une brume oppressante ; cimes complètement enneigées ; désert chaud à la mexicaine ; forêts incroyablement variées, parfois de pins, parfois de feuillus, parfois constellées de plantes exotiques étranges… Je suis passé, en quelques jours, d’un soleil de plomb à des averses de grêle, d’une brume opaque à des bourrasques de vents a décorner un bœuf,du sommet de l’Espagne, atteint de nuit avec un thermomètre à -10 et un vent glacial, à des chemins côtiers arpentés par temps estival.

Jamais je n’ai connu une telle variété de paysages et de climats, et ce n’est pas la moindre des raisons qui placent ce voyage à part dans mes souvenirs.

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