Les trois jours qui séparent les visites de Florence et de Pise auraient dû être consacrées à un trek à travers la Toscane, de Florence à Sienne. Deux semaines avant le départ, me penchant sur le chemin balisé qui relie ces deux villes, je découvre qu’il emprunte quasi-exclusivement des routes ; quelques heures de recherche et je me rabats sur un parcours plus prometteur, sur l’arête centrale des Apennins du nord, à la frontière de la Toscane et de l’Emilie.
J’en place le départ à Pracchia, 40 bornes au nord-ouest de Florence, et l’arrivée à Bagni di Lucca, au nord de Pise. Les deux villes sont facilement accessibles en train, et le tracé file pendant presque 70 kilomètres sur une crête dégagée transitant par le mont Cimone, sommet de l’Apennin septentrional, et émaillée d’une demi-douzaine de refuges non gardés où passer la nuit. Pour cette première incursion dans la nature italienne, tout semble devoir marcher comme sur des roulettes.
C’était sans compter sur la vague de froid qui frappe l’Europe en ce milieu du mois de mai, dont la résultante sera le maintien inhabituel de neiges verglacées sur les principaux sommets de l’Apennin. J’en serai quitte pour une suite de galères qui m’obligera à laisser de côté la moitié du parcours et à joindre Bagni di Lucca par un tracé alternatif élaboré dans l’urgence.
En rouge, le parcours finalement réalisé (lien openrunner)
Dès l’arrivée à Pracchia, j’ai un mauvais pressentiment. Il fait très froid, à peine plus de zéro degré ; qu’en sera-t-il 1000 mètres plus haut, sur une crête battue par les vents ? Si je ne m’inquiète, en début de montée, que de la température, un problème plus important se pose après 500 mètres de grimpe : la pluie fait son apparition, puis les chutes de neige, d’abord légères, bientôt intensives ; elles ne cesseront plus de la matinée.
J’atteins la crête dans des conditions apocalyptiques : je marche sur une fine couche de poudreuse recouvrant d’occasionnelles et traîtresses plaques de verglas, et si les flocons de neige m’obstruent souvent la vue, je ne peux bientôt plus voir au-delà de dix mètres, brume épaisse oblige. Me voilà parti pour une longue purge, sur des raidillons difficilement visibles et par une température négative que des bourrasques glaciales me font vivement ressentir. Après deux heures de luttes au ralenti, j’abdique à contrecœur à quelques mètres du passo dello Strofinatoio, vaincu par un revêtement trop dangereux à mon goût.
Premier échec sur la crête de l’Apennin
Le village de Pracchia
Bien qu’inclus dans l’E5, le sentier est souvent couvert de buissons
A mesure que j’avance, la forêt printanière…
…devient automnale…
…puis carrément hivernale
Les premiers mètres sur la crête donnent le ton
La visibilité, de moyenne…
…devient bien bien complètement nulle
La croix marquant le passage au sommet du Monte Gennaio
Un des nombreux passages risqués, photographié alors que je reviens sur mes pas
Je retourne au passo del Cancellino et plonge dans la vallée par un sentier recouvert d’une épaisse couche de poudreuse, que j’ai bien du mal à suivre. Il me faut bien dévaler 500 mètres avant de déboucher sur une piste dégagée de la neige.
Quelques kilomètres plus loin gisent les ruines de l’ancienne ferme de Mandromini. Il est trop tôt pour poser ma couche dans cet abri délabré ; je préfère poursuivre la route jusqu’au mont Roncole et à une cabane bien plus accueillante et heureusement ouverte. J’y rumine ma frustration en attendant le sommeil.
Vers la cabane de Roncole
Un arc-en-ciel me redonnant le moral au sortir de la tempête
La ferme abandonnée de Mandromini
Un premier panorama vers l’ouest et le mont Terminaccio…
…et vers le sud de la chaîne des Apennins
La cabane de Roncole
Endormi très tôt, je bondis du lit avant l’aube, avec en tête l’envie futile de tenter de nouveau ma chance sur la crête principale. Depuis mon refuge, je peux y retourner au niveau du Monte Cupolino, situé deux kilomètres au-delà du col où j’ai abdiqué la veille. Cette fois, pas de chutes de neige, une visibilité parfaite, des pentes moins rudes ; malgré tout, j’abdique une seconde fois avant même d’avoir atteint la crête, le verglas constant rendant la piste impraticable sans crampons dès qu’elle se trouve trop inclinée. Sur le coup, je regrette ma reculade ; pas a posteriori, un panorama ultérieur sur la suite de l’itinéraire me révélant l’enneigement complet des cimes principales.
Second échec
Au-delà d’une forêt squelettique…
…apparaissent les pentes enneigées du monte Cupolino
Elles ne sont pas dangereuses, mais complètement verglacées
Les Apennins vus du monte Cupolino
La progression est aisée quand le sol est émaillé de rocs…
…beaucoup plus compliquée quand les plaques de verglas ne souffrent d’aucun accroc
Plutôt que de rebrousser chemin sur un tracé bien casse-gueule dans le sens de la descente, je plonge directement dans une ravine où les rocs et buissons nombreux offrent des appuis à mes chaussures, en visant la lisère d’une forêt dans laquelle j’espère voir ma progression facilitée. Il n’en sera rien : si la neige y disparaît, la pente y est presque verticale, et je ne peux la descendre qu’en dérapant d’arbre en arbre ; une lutte qui s’étalera sur trois cents mètres de dénivelé. J’espère la voir s’achever quand j’échoue sur les rives d’un ruisseau torrentiel, mais ce dernier me réserve d’autres mauvaises surprises : ses rebords sont si escarpés qu’il me faut sans cesse passer d’une rive à l’autre pour contourner de petites falaises, non sans chuter à plusieurs reprises dans le cours d’eau.
Le calvaire ne s’achève qu’au moment où j’atteins avec soulagement une piste carrossable qui mène au village de Cutigliano, dans une vallée nichée 1200 mètres en contrebas du monte Cupolino.
La descente éprouvante vers Cutigliano
La bergerie près de laquelle j’entame l’épreuve
Le ravin enneigé où démarre l’effort
Vue rétrospective sur ledit ravin
Un des passages les plus reposants : l’arrivée au ruisseau
Les Apennins vus d’une piste…
…où paissent librement quelques chevaux
La vallée de Cutigliano
Cutigliano
Sa place centrale
Son hôtel de ville
Attablé dans un bistrot de Cutigliano, je n’ai plus la moindre envie, ni même le temps, de retourner sur l’arête principale des Apennins ; il me faut établir un programme alternatif pour la journée et demie de marche restante.