Comme d’habitude, je me lève le plus tôt possible, le programme du jour étant particulièrement corsé : je dois non seulement basculer sur le versant nord de la Sierra Nevada, mais ensuite y descendre assez bas pour passer sous la ligne de neige, plus basse au nord qu’au sud, afin de planter ma tente sur la terre ferme.
En rouge, le sixième jour de marche, théâtre du second franchissement de la Sierra Nevada
En été, j’aurai entrepris l’ascension du Pico Mulhacen, point culminant du massif et de la péninsule ibérique, avant de repiquer vers l’ouest de crête en crête ; dans le contexte hivernal et en l’absence de crampons, je préfère franchir le cordon montagneux par le sommet le moins proéminent possible, en l’occurence celui de la Carihuela, tout de même perché à 3226 mètres, dans la continuation du Pico del Veleta. Passer par la Carihuela comporte un autre avantage, ce pic étant précisément situé sur l’itinéraire qui mène le plus directement des Alpujarras au nord-ouest du massif, où doit s’achever le trek.
En guise de mise en jambes, je remonte la gorge de Poqueira pendant 4 kilomètres et débouche dans un village abandonné aux toits défoncés, aux carreaux brisés et dont même l’église est en ruine ; y vivaient probablement les travailleurs et leur famille, du temps où la centrale électrique voisine était au summum de son activité. Quelques zig-zags plus tard, je me retrouve sur la ligne de crête aplatie d’un des immenses cordons rocheux surgissant du Pico del Veleta.
Préambule au bord du Rio Poqueira
Un vallon encaissé aux couleurs douces
Le village abandonné de la Cebadilla
Un raidillon dans les hauteurs de la centrale électrique
Peu avant d’accéder à la crête…
…je perturbe la sieste de plusieurs familles de chamois
Il ne me reste qu’à remonter hors sentier l’arête, dans un océan de pierres et de buissons, jusqu’au sommet secondaire de la Carihuela, dont la silhouette neigeuse inquiétante, dressée presque 1500 mètres plus haut, est déjà visible ; un effort monotone et constant mais pas si difficile.
Sur l’arête du Carihuela
Les vastes étendues buissonneuses que je gravis ; au fond à gauche, la Carihuela, mon objectif
A mi-distance, vue arrière sur la vallée où j’ai dormi…
…à gauche sur le pic del Tajo de los Machos…
…et à droite sur le Pico Mulhacen, sommet de l’Espagne métropolitaine
Les névés, certes présents…
…restent épars jusqu’aux abords du sommet…
…laissant la crête libre de tout enneigement
Des abords du pic intermédiaire del Sabinar…
…vue vers l’est et une suite de sommets…
…dont le plus élevé est le Pico Mulhacen…
…et vers l’ouest et le pic glacé del Tajo de los machos, que je suis content de ne pas avoir choisi pour franchir la Sierra Nevada
C’est à peine 200 mètres sous le sommet que je bute soudain sur un tronçon problématique : un léger affaissement de l’arête est intégralement couvert de neiges sur au moins 150 mètres. Je me retrouve face à une surface glacée des dimensions d’un stade de football, qui à droite donne sur une falaise verticale et à gauche s’incline très rapidement, jusqu’à plonger en direction d’une profonde cuvette, plusieurs centaines de mètres en contrebas.
En apparence, je peux traverser cette douteuse étendue par sa ligne de crête, assez plate. La réalité est toute autre : dès les premiers pas, je réalise qu’elle est intégralement verglacée et n’offre aucun appui fiable. A tout moment, je suis susceptible de déraper, et vu la légère inclination à gauche du revêtement, je glisserai irrémédiablement au fond d’une cuvette qui pourrait bien être mon tombeau. S’engager plus avant sans crampons me paraît déraisonnable ; je décide, comme je me l’étais promis, de rebrousser chemin, de retourner à Capileira et de rentrer en bus à Grenade.
C’est alors que la Providence décide d’intervenir. Dans le mouvement prudent que j’effectue pour me retourner, mon smartphone s’échappe d’une poche de la polaire que j’avais oublié de fermer, frappe violemment le verglas, se sépare de sa coque, et les deux éléments se mettent à glisser sur la pente, gagnant en vitesse à mesure qu’elle s’incline. J’assiste impuissant à la terrible scène, voyant s’échapper au ralenti la pièce la plus importante de mon équipement, celle qui me permet d’appeler et d’accéder à internet, qui contient cartes, billets d’avions, réveil, livres, musiques, podcasts, et surtout les centaines de photos prises jusqu’ici. Catastrophe!
C’est alors que l’impensable se produit : si l’un des deux éléments disparaît dans la cuvette, l’autre arrête sa course, bloqué par un petit roc émergeant de la neige. Je reviens aux rochers d’où je m’étais élancé, les désescalade quelque peu afin d’observer de plus près le lieu du drame, et constate que c’est bien le téléphone, et non sa coque, dont la chute a été miraculeusement stoppée. Et, signe du destin, il gît dans une zone dont l’inclination est assez marquée, mais dont la neige ne semble pas verglacée.
Autres points positifs : un petit espace caillouteux émerge de la neige entre l’appareil et moi, un second un peu plus loin, et un troisième à une centaine de mètres, lui même tout proche de la fin du col et du retour du revêtement rocheux. Ils pourraient constituer les haltes d’une course à travers la neige qui est d’autant plus envisageable qu’elle semble devoir s’effectuer en faux-plat montant, ce qui facilite la prise d’appui.
Je descends sur les fesses jusqu’aux rochers saillant s’étalant vingt mètres sous la crête, prend mon courage à deux mains et, sans manquer d’enfoncer lourdement mes bâtons à chaque pas, je m’élance à travers la pente neigeuse, récupère le téléphone au passage et atteins sans problème le premier îlot rocheux. Un coup d’œil en arrière me convainc qu’il ne sera pas possible de revenir sur mes pas ; me voilà engagé !
Pris par l’adrénaline et refusant de trop réfléchir aux implications de mes choix, j’attaque immédiatement le second tronçon de neige, le plus long et intimidant, certains reflets brillants laissant deviner la présence de verglas. Il y en a en effet, pas suffisamment cependant pour me déstabiliser, et j’atteins le second îlot sans coup férir. Il n’y a plus qu’à poursuivre tranquillement vers le troisième, presque face à la pente, et accéder sans souci à l’autre côté du col.
La stressante traversée du col enneigé de la Carihuela
La surface en question, inclinée vers la gauche…
…et plus étendue qu’un terrain de foot
La même surface vue par la suite des pentes du Carihuela
La pente s’affaisse en direction d’une cuvette hostile
En rouge, le tracé auquel j’ai du renoncer, la zone étant complètement verglacée ; en mauve, les segments de celui que j’ai finalement suivi ; la croix orange indique l’endroit où j’ai laissé tomber le smartphone, la flèche orange la trajectoire de sa chute et la croix bleue l’endroit où il s’est arrêté
La même scène vue de l’autre côté du col
Des rochers d’où j’ai démarré, vue sur la cuvette menaçante
Du premier îlot, vue sur la crête…
…et en contrebas, les rochers de départ
Du troisième îlot, vue en arrière ; tout à droite, le second îlot
Moi qui, dix minutes plus tôt, voyait mes prétentions stoppées par un obstacle insurmontable et mon téléphone perdu, me retrouve apte à poursuivre, avec le précieux appareil en poche ! L’euphorie n’est toutefois pas complète ; s’y mêle la crainte de devoir affronter un second passage du genre d’ici le sommet. Il n’en sera rien, la partie finale de l’ascension se résumant à la pure escalade d’un chaos rocheux éclaté et vertigineux mais sans véritable danger.
Reste une dernière appréhension, quant aux difficultés du même genre que me réserve la descente à venir, doutes qui se dissipent complètement quant je franchis le sommet : son versant opposé n’est autre que le site où s’étend la station de ski de la Sierra Nevada, dont une piste très fréquentée passe juste en dessous de la Carihuela ! De la scène que j’observe, des cris des enfants, des éclats de rire, émane une atmosphère chaleureuse qui contraste radicalement avec celle, silencieuse et glaciale, qui m’opporessait quelques instants plus tôt. Jamais je n’avais autant apprécié le contact des touristes !
Au sommet de la Carihuela
Des abords du sommet, vue sur la crête suivie depuis la vallée…
…sur les skieurs déboulant du pic voisin del Veleta…
…sur les pistes de skis de la Sierra Nevada, avec, au second plan, l’arête rocheuse que je vise à présent…
…et sur le sommet voisin, du Tozal del Cartujo
J’ai franchi la Sierra Nevada dans les deux sens ; c’en est fini du danger, pas des galères. La piste de ski que je descend d’abord est si inclinée, sa neige si dure, qu’après deux chutes consécutives, je me réfugie sur le bas-côté, dans une poudreuse plus clémente mais qui trempe définitivement l’intérieur de mes chaussures. S’ensuit une lutte désagréable dans des pentes buissonneuses, afin d’accéder à une crête qui semble plus amicale et l’est en effet, mais que le sentier quitte à l’approche du sommet de Penón de Dílar. Je suis alors censé poursuivre sur un chemin en balcon suffisamment escarpé et verglacé pour m’inciter à descendre, hors sentier, sous la ligne de neige. Il m’en coûte un passage exténuant sur un vaste faux-plat mêlant buissons et plaques de verglas; chaque pas est difficile à assurer et, rompu de fatigue, je titube souvent, trébuche parfois. Au coucher du soleil, j’échoue dans une zone plus amicale, et pris par le temps, dresse ma tente dans le premier pâturage que je croise, dont le revêtement cabossé annonce une nuit médiocre.
Une fin de journée chaotique
Les deux raquetteurs chinois avec lesquels je descends une piste de ski…
Filant entre des parois intégralement verglacées
Un passage plus tranquille sur la crête ; dans la vallée coule le ruisseau de Dílar, auquel j’aurai de nouveau affaire par la suite
Le Penón de Dílar, dont le versant septentrional est enneigé et m’oblige à repiquer en contrebas…
…sur un plateau proposant le terrible combo buissons/verglas ; j’y ai galéré une heure
Mon bivouac, sous la ligne de neige…
Et face à des montagnes moins hostiles, derrière lesquelles se niche Grenade
J’ai bien du mal à trouver le sommeil, moins du fait de l’inconfort de mon emplacement que des réminiscences des risques pris à la fin de l’ascension du Carihuela. L’adrénaline retombée, je prends conscience que, pour la première fois dans un voyage solitaire, j’ai véritablement risqué ma vie, que j’ai joué ma destinée sur un coup de dés. J’en retire des impressions si ambivalentes, si contradictoires, qu’elles rempliront les songes d’une nuit agitée.