[treizième trek de l’Europe en 25 treks]
Au terme de mon road-trek dans les fjords norvégiens, une ultime consultation de l’état des restrictions frontalières m’oblige à me rendre à l’évidence : il est impossible de poursuivre le programme de marche que je me suis fixé.
Après le passage norvégien, j’avais prévu d’arpenter la plus célèbre portion du Kungsleden suédois, puis la Laponie finlandaise, puis le littoral de la Baltique en Lettonie, enfin une série de capitales balto-russes, de Saint-Pétersbourg à Kiev en passant par Tallinn, Riga, Vilnius, voire Minsk. Cette séquence nordique aurait du s’achever le 20 septembre ; j’aurais alors décollé de Kiev pour la Bulgarie et ses montagnes, avant d’explorer la côte lycienne, en Turquie, pour finir le voyage à Istanbul.
Depuis qu’est acté le prolongement estival des privations de liberté, je sais comme cet agenda est illusoire : les pays baltes imposent un isolement à tous les ressortissants européens, la Russie ne laisse entrer personne, la Turquie est dans le flou, et pire que tout, la Suède est sur la liste noire de toutes les autres nations : si je me rends en Laponie suédoise, je suis certain de ne pouvoir en sortir sans être mis en quarantaine.
Pendant quelques jours, j’entretiens l’espoir d’accéder à Abisko, point de départ du Kungsleden, en franchissant la frontière entre Norvège et Suède par une voie montagnarde indiquée sur opencyclemap. Après quarante kilomètres de transition entre les deux pays, je pourrais ainsi arpenter les 80 premiers kilomètres du Kungsleden, les plus mythiques, avant de retourner en Norvège par un autre sentier d’altitude. Problème : un tel choix induit de passer plusieurs jours, à l’aller comme au retour, dans des montagnes de Laponie très isolées et probablement enneigées à l’année. Ayant déjà goutté la rudesse des sentiers norvégiens, dans la région pourtant plus fréquentée, méridionale et clémente du Jotunheimen, je renonce à une entreprise bien trop risquée.
Plus globalement, c’est toute la suite du projet qui tombe à l’eau. Je ne digère cet échec que parce qu’un plan alternatif trotte dans ma tête depuis quelques semaines.
Au printemps, j’avais en effet du renoncer, du fait du premier confinement, à la séquence initiale du voyage, dans les pays d’ex-Yougoslavie. Pourquoi ne pas y consacrer les mois d’automne, après être passé dans la Bulgarie voisine ? L’ensemble formerait un bloc homogène d’une dizaine de treks balkaniques, concluant en beauté mon tour d’Europe.
Je consulte en vitesse les lignes aériennes connectant la Norvège à la Bulgarie. Pour un prix abordable, je peux m’élancer dans une dizaine de jours, ce qui me laisse le temps d’improviser un troisième trek norvégien. Ça tombe bien! Depuis une semaine, à travers mes divagations sur internet pour réajuster le road-trek dans les fjords, j’ai noté des allusions récurrentes à une région considérée comme la plus belle de toute la Scandinavie : l’archipel des îles Lofoten. Un site très populaire a même élaboré une randonnée au long cours à travers tout l’archipel. J’y vois un moyen idéal d’occuper mes dix prochains jours, et réserve sans attendre un vol aller-retour entre Oslo et Bodø, le port continental depuis lequel on accède aux îles.
Outre sa position, au-delà de l’arc polaire, ce qui rend l’archipel des Lofoten si attirant, c’est sa configuration. C’est comme si une péninsule conventionnelle, surgissant telle une banane de la côte norvégienne, avait été tailladée en tout sens, pour former un amas surréaliste de cimes déchiquetées. Plus on avance vers le large, plus les îles ainsi formées sont escarpées, découpées, plus elles présentent au regard un dédale de crêtes étroites et biscornues, se dressant jusqu’à mille mètres pour plonger soudainement dans des lacs ou les bras d’une mer qui s’infiltre partout. Dans les rares replats côtiers se tassent de petits villages de pêcheurs typiques.
Les cinq îles les plus distantes du continent forment l’archipel des Lofoten. J’en ai arpenté les trois principales, celles de Moskenes, d’Austvåg et de Vestvåg, ainsi que le parc naturel de Møysalen, situé dans l’île d’Hinn, qui fait tampon entre l’archipel et le continent. Au total, huit jours de marche, sur cinq tracés différents, compilant les meilleurs passages de la randonnée au long cours dont je me suis inspiré.
Mes cinq treks dans les îles Lofoten (liens openrunner 1, 2, 3, 4 et 5)
Les îles Lofoten sont présentées comme un paradis de la marche. Un paradis pour les amateurs de road-trip ou les marcheurs du dimanche, assurément ! Le randonneur itinérant que je suis s’en rappelle plutôt comme une incarnation crédible… de l’enfer. Et pas seulement à cause du mauvais temps persistant et de l’enneigement tardif. A mes yeux, l’archipel n’est tout simplement pas fait pour la marche au long cours, pour une raison centrale : un réseau de sentiers tout bonnement exécrable.
Premier problème : ces sentiers sont trop peu nombreux. Ceux qui suivront l’itinéraire au long cours évoqué plus haut passeront d’ailleurs la moitié du temps sur des pistes ou de l’asphalte. La plupart des crêtes et des vallées, trop inhospitalières, sont tout simplement inaccessibles. Quant aux “sentiers” proposés, la plupart du temps, ils se résument à une trace lâchement balisée dans la tourbe, la boue ou la caillasse. On n’a jamais le plaisir de poser le pied sur un sol ferme; la plupart du temps, on lutte dans la gadoue, on s’y enfonce parfois jusqu’aux genoux, on saute de flaque en flaque, on glisse sur des pierres polies par les tempêtes, quand on ne doit pas carrément tracer sa route au hasard, dans une végétation toujours gorgée d’eau.
Sur de telles surfaces, qu’un crachin quotidien humidifie toujours plus, j’ai dérapé bien des fois, tordant mes deux bâtons et me faisant même mal au genou droit dans un pierrier du sud de Moskenes. J’en ai tout autant bavé dans les vallées inondées du parc de Møysalen. Et que dire de la section hors-sentier au début de l’île d’Austvåg… Peut-être mon pire après-midi de marche ! De ces huit jours de lutte, je suis sorti vidé, et il me faudra une semaine de digestion dans les doux massifs de Bulgarie pour retrouver la forme.
Bref, dans cette région grandiose, mon expérience ne l’aura pas été. Je garde tout de même en mémoire de magnifiques paysages ; les jours de marches dans les deux plus sidérantes parties de l’archipel, le sud de l’île de Moskenes et le nord de l’île d’Austvåg, d’ailleurs correctement dotées niveau sentiers ; enfin des bivouacs agréables, dont quatre dans des abris originaux, et une facilité à se ravitailler en eau et en nourriture, tant qu’on n’est pas trop regardant sur les prix.
Autre point décevant du séjour, le passage pluvieux dans le port grisâtre de Bodø, interface entre les îles et le continent. Au retour des îles, je lui aurai tout de même accordé une balade consistante, en attendant de décoller pour la Bulgarie.
Ma balade dans Bodø et ses environs (lien openrunner)
Bodø est une ville dont l’intérêt réside essentiellement dans sa situation.
Bodø
La ville vue des collines alentour
Le centre culturel
A côté, le seul coin agréable de la ville, un petit parc qui s’étend…
…jusqu’à l’église de Bodin
A l’est de Bodø, le terrain s’élève vers la colline boisée de Veten, dont j’ai fait le tour en attendant l’avion.
Autour de Veten
Le lac Vågøyvatnet
Le plus modeste Svartvatnet…
…sur les rives duquel…
…je dégote un abri sommaire où passer la nuit
Deux-cents mètres plus haut, le sommet de Veten, lui aussi doté d’un abri…
…et offrant de jolis panoramas sur le large…
…et la côte
Du haut du Veten, on aperçoit la silhouette lointaine des îles Lofoten. A pareille distance, on peine à se figurer leur âpreté.