« Mille bornes dans le Massif central » est mon premier trek majeur, le premier à dépasser le cadre temporel classique d’une à trois semaines que me permettent mes congés habituels.
Son concept émerge en 2014, année durant laquelle je rêvasse régulièrement à l’idée de traverser la France en solitaire. Dès l’hiver 2015, spéculant sur un hypothétique congé sabbatique d’au moins six mois, je conçois un vague tracé partant de Cahors, zigzaguant dans le Massif central, pénétrant dans les Alpes à travers la vallée du Rhône et remontant, d’un massif pré-alpin à l’autre, vers le Jura puis les Vosges pour terminer sa course à Strasbourg. En 2016, je prends la décision de consacrer ledit congé sabbatique, et les économies que j’accumule en prévision, à un voyage élargi à toute l’Europe. Aussi me faut-il réviser mon projet français. Plutôt que de l’abandonner, je le restreins à la zone qui m’a le plus marqué lors de mon travail de reconnaissance cartographique, le Massif central, afin de le rendre réalisable en une durée plus courte, donc moins coûteuse, d’un mois environ.
Le Massif central fascine également mon frère Ivonig, en ce qu’il combine isolement, noms évocateurs, moyenne montagne, paysages variés, hameaux perchés. En 2015, alors que je lui évoque mon envie d’y entreprendre une randonnée solitaire au long cours, je stimule d’autant plus son intérêt qu’il commence à se lasser de la Bretagne, que nous explorons alors assidûment, et désire étendre ses pérégrinations non-grecques à toute la France. Au fil de nos discussions, je le convainc de se joindre à moi, en échange de l’assurance que nous ne partirons pas plus d’un mois.
Notre projet ne prend forme qu’à l’été 2016, au retour de notre second trek de trois semaines dans les Cyclades. La faible durée de ce périple ne suffit plus à satisfaire mon frère. Désireux de franchir un palier, de s’investir dans une marche plus ambitieuse, il accepte définitivement de s’élancer à mes côtés à l’assaut du Massif central. C’est finalement 45 jours qu’il s’engage et parvient à libérer, du 15 mai au 30 juin 2018.
Je n’ai plus qu’à structurer un itinéraire devant combiner divers paramètres:
-être continu;
-être réalisable en un mois et demi;
-permettre de découvrir l’essentiel des coins emblématiques du massif;
-joindre ses plus hauts sommets;
-varier les biotopes;
-éviter les grosses agglomérations mais passer par un maximum de villages, hameaux, chapelles et châteaux préservés;
-privilégier les sentiers aux routes et chemins carrossables.
J’ai maturé le projet pendant des mois avant d’élaborer le tracé que voici:
J’ai distingué par la couleur les trois grandes parties du trek. Aux dimensions et à la difficulté comparables, elles correspondent aux trois ensembles géographiques que forment l’Ardèche, la Lozère et l’Auvergne.
Après avoir soumis le tracé au jugement de mon frère, d’autres connaissances et de divers contributeurs de forums, notamment celui de randonner-léger, j’ai reçu de précieuses suggestions m’ayant permis de le modifier à la marge et d’y adjoindre une série de suppléments optionnels à effectuer en fonction des circonstances. Les aléas, notamment météorologiques, m’ont amené à en emprunter certains, à en zapper d’autres, à shunter plusieurs sections, à en ajouter quelques unes à l’improviste.
Au final, le trek se sera étalé sur 44 jours, 1 de moins que prévu, pour une distance totale de 1 100 kilomètres et un dénivelé positif cumulé de presque 37 000 mètres.
Cartographie du trek
Le parcours finalement réalisé avec ses 44 étapes
La séquence en Ardèche, la plus longue (17 étapes, 430km, 14 000m de dénivelé)
La partie en Lozère, la plus variée (13 étapes, 330km, 11 200 mètres de dénivelé)
Le final en Auvergne, le plus montagneux (14 étapes, 340 km, 11500 mètres de dénivelé)
Au quotidien, le trek a représenté un effort moyen de 25 kilomètres de marche pour 800 bons mètres de dénivelé. Si 25 bornes sur du plat ou une grimpe sèche de 800 mètres ne posent aucun problème, la combinaison de ces deux éléments est assez corsée, d’autant plus que nos étapes ont été très hétérogènes, variant de 10 à 40 kilomètres et de 200 à 1 500 mètres de dénivelé positif, et que c’était la première fois que mon frère et moi nous engagions pour une durée aussi longue.
La difficulté physique qui en a découlé a été maximisée par trois éléments, et d’abord le fait fait que nous avons presque systématiquement dormi au sol : pour 4 nuits dans un lit (1 dans un hôtel, 1 chez un parent, 2 dans des refuges gardés), nous en avons passé 40 sur notre couche, dont 2 dans des refuges non gardés, 1 dans un abri de fortune, 1 dans une grotte et 36 en tente (25 nuits de bivouac, 11 en camping).
Seconde difficulté, notre semi-autonomie : nous avons transporté jusqu’à 6 jours de vivres sur le dos et cuisiné nous même une bonne moitié de nos déjeuners et dîners, nos sacs étant réalimentés tous les 8 à 10 jours par un système de colis contenant semoule, riz, soupes lyophilisées, fruits secs, barres chocolatées, bonbons et cartes des jours à venir. Les trois premiers colis ont été déposés dans des campings et refuges, le quatrième amené par notre ami Sacha, qui nous a rejoint pour la dernière semaine de marche.
Troisième difficulté, de toutes la plus inattendue : le climat très inhabituellement pluvieux et orageux que nous avons subi durant le premier mois de marche. Nombre d’Ardéchois nous ont juré ne pas avoir vu tant de précipitations au printemps depuis des lustres ; c’était bien notre veine ! Si nous avons pu surpasser la gêne dans les monts d’Ardèche, si nous sommes souvent passé entre les gouttes en Lozère, notre traversée de l’Ardèche méridionale, au climat théoriquement méditerranéen, s’est apparentée à un calvaire dont l’apogée a été atteinte dans les fameuses gorges, qu’il ne nous a même pas été possible de remonter jusqu’au bout tant l’entreprise comportait de risques. Autant dire que nous avons savouré à sa juste mesure le grand soleil qui nous a accompagné tout au long de la traversée finale des volcans d’Auvergne.
Le temps instable n’a pas aidé à la bonne ambiance au sein de notre duo. Si notre amitié, l’intensité de l’expérience et la beauté des paysages nous a permis de jubiler au quotidien, certaines journées ont été moins mémorables voire tendues, notamment lorsque le temps était si épouvantable qu’il gâchait la découverte d’un site majeur (arrivée à Antraigues, sommet du Tanargue, gorges de l’Ardèche), ou pire encore, lorsqu’il a rendu plus morose encore deux sections de transition sans intérêt intrinsèque, dans le causse de Sauveterre et le pays de Saint-Flour.
Au passage, c’est en se mettant au pas de course à l’abri d’une énième averse soudaine, au milieu du causse Méjean, que mon frère s’est fait mal à la cuisse ; une légère élongation constatée au moment du bivouac, alors que sa jambe se refroidissait, qui l’a fait craindre l’abandon, déprimer toute une soirée et nous a mis la pression les jours suivants. Ce pépin physique finalement surmonté est le plus stressant d’une longue série dont mon frère a été la cible unique : rhume des foins constant, douleurs aux vertèbres, engourdissement des orteils, irritation de l’entrejambe, problèmes de semelle, etc.
Au-delà des aléas (mauvais temps, bobos, coups de moins bien), quelques éléments liés au tracé lui-même ont posé problème. Si nous avions conscience qu’il comportait des temps faibles, tels le Velay, le causse de Sauveterre, le pays de Saint-Flour et de plus petites transitions ici ou là, nous avons été irrités par deux éléments qui ternissent trop régulièrement la beauté sauvage et les sentiers, autrement enchanteurs, des plus belles régions du Massif central : d’une part les clôtures innombrables des pâturages, du plateau d’Ardèche au causse Méjean, de l’Aubrac au Cantal; d’autre part, ces immenses et trop récurrentes forêts de pins sans âme, lézardées d’immondes voies carrossables que se partagent les sylviculteurs et les skieurs de fond ; elles meurtrissent de trop nombreuses pentes, du mont Mézenc au mont Lozère, des monts d’Aubrac aux monts Dore.
Malgré ces bémols physiques, météorologiques et paysagers, et parfois aussi grâce à eux, je garde d’innombrables souvenirs marquants d’un trek qui, sans surprise, dépasse par sa richesse tout ce que j’ai vécu jusqu’alors. Comment pouvait-il en être autrement quand on parle de lieux aussi chargés de mythes que la Loire sauvage, l’Ardèche, le Tanargue, les Cévennes, la Lozère, le causse Méjean, l’Aubrac, les lacs d’Auvergne, le Cantal, le Cézallier, les monts Dore, le Puy-de-Dôme, les gorges du Tarn et de l’Ardèche ? Le plus jouissif a été, assurément, de relier à la marche ces coins si divers, de transiter pour ce faire de montagnes en plaines, de collines boisées en plateau de garrigue, de tourbes hostiles en prairies fleuries, de forêts en déserts, de gorges escarpées en sommets aplatis, en découvrant à chaque fois un site pittoresque à l’identité spécifique.
On retrouve cette même variété dans les sommets du Massif central, aucun ne ressemblant à l’autre. Nous en avons gravi les neuf les plus élevés : le puy de Sancy (sommet des monts Dore et du Massif central) et son cadet le puy Ferrand, le plomb du Cantal (sommet du Cantal) et quatre de ses voisins (les puys Mary, Brunet, du Rocher et de Peyre-Arse), le mont Mézenc (sommet de l’Ardèche) et le pic de Finiels (sommet de la Lozère) ; on peut en mentionner quelques autres emblématiques, tels le signal de Mailhebeau (sommet du plateau de l’Aubrac), le puy de Dôme (point culminant de la chaîne des Puys), le Gorgo (sommet du causse Méjean), le mont Chamaroux (que nous croyions être le sommet du Cézallier), le Grand Tanargue dominant le nord des Cévennes, l’iconique puy Griou se dressant au centre du volcan du Cantal, le puy Pariou, symbole des monts Dôme, le très basaltique puy de la Vache, le Rocher Tourte où nous avons dressé notre plus beau bivouac, ou encore le mont Gerbier de Jonc d’où jaillit la Loire. A chaque sommet, un panorama dantesque sur les régions que nous avions déjà arpentées ou celles vers lesquelles nous nous dirigions. C’est ainsi que la géographie du Massif central s’est progressivement imprimée dans nos têtes, nous rendant familier avec une région qui nous était inconnue un mois auparavant.
Autre élément jouissif, le fait de ne jamais voir nos balades champêtres entrecoupées de traversées urbaines moroses, comme c’est souvent le cas dans notre Grand Ouest. En dehors du Puy-en-Velay, la ville de départ qui, sans être transcendante, mérite d’être découverte, nous n’en avons visité qu’une d’importance, Aubenas, que nous aurions d’ailleurs pu (et du) éviter en traçant mieux notre parcours. Pour le reste, nous avons traversé une multitude de villages plus ou moins gros, parfois sublimes et valant toujours le coup d’œil, notamment en Ardèche où la vieille pierre est partout à l’honneur, mais aussi dans le Velay, les Cévennes, le Tarn ou le Cantal. Parmi bien d’autres bourgs pittoresques, il convient de citer celui de Largentière et ses voisins alentours.
Sur le plan technique, ce mois et demi de marche fut riche d’apprentissage. Nous avons subi la pluie pendant une semaine en serrant les dents, modifié à maintes reprises notre itinéraire au gré des circonstances, marché des jours sans prendre de douche, enchaîné les bivouacs sous toutes les conditions, dormi dans une grotte et un abri de fortune, avons dressé la tente sur des pierres et du sable, l’avons monté et démonté sous la pluie. Dernier accomplissement et pas des moindres, notre duo a pour la première fois fait l’usage d’un réchaud à bois, qu’Ivonig est parvenu à faire fonctionner même par grand vent ou quand nous ne disposions que de bois mouillé ; c’est ainsi qu’il nous a concocté une petite trentaine de repas chauds, pour une grosse vingtaine de semoules froides de mon côté. Toujours côté nourriture, nous avons appris à réguler notre faim, marchant parfois plus de 20 bornes le matin avant d’avaler un premier repas ; aussi ai-je perdu tout mon gras, maigrissant de presque 10 kilos, Ivonig plus encore. Et si j’ai toujours du mal à réguler ma dépendance au sucre, j’y ai mieux résisté que par le passé.
Bien qu’affûté, mon frère a achevé le trek avec une certaine lassitude physique et l’envie de renouer avec le confort urbain. S’il est motivé à l’idée de repartir pour une aventure du même ordre, il a tâté ses limites.
Pour ma part, j’ai fini l’odyssée en pleine forme, et même dans la meilleure forme de ma vie, d’autant plus que j’ai pu dormir normalement pendant un mois et demi, après presque quinze années continues de travail de nuit. Je découvre à quel point cette décennie et demie de veille nocturne a grevé mon énergie, à quel point j’en ai à revendre quand, dans la longueur et un environnement stimulant, je me lève à l’aube, m’active tout le jour et me couche au crépuscule. J’aurais aimé que la traversée du Massif central ne soit que l’introduction d’une randonnée sans fin et suis dépité à l’idée de devoir revenir à ma prison urbaine.
En confortant cette frustration, les semaines qui suivront me pousseront à développer, pour l’année 2020, un projet plus ambitieux encore que les six mois de marche à travers l’Europe dont j’avais jusqu’alors fait mon objectif ultime: le Tour du monde occidental. J’en reparlerai à l’avenir ; place aux récits !